Groupées
par masses autour de trois ou quatre chandelles, quelques femmes cousaient,
dautres filaient, plusieurs restaient oisives, le cou tendu, la
tête et les yeux tournés vers un vieux paysan qui racontait
une histoire. La plupart des hommes se tenaient debout ou couchés
sur des bottes de foin. Ces groupes profondément silencieux étaient
à peine éclairés par les reflets vacillants des
chandelles entourées de globes de verre pleins deau qui
concentraient la lumière en rayons, dans la clarté desquelles
se tenaient les travailleuses. Létendue de la grange, dont
le haut restait sombre et noir, affaiblissait encore ces lueurs qui
coloraient inégalement les têtes en produisant de pittoresques
effets de clair-obscur. Ici brillait le front brun et les yeux clairs
dune petite paysanne curieuse ; là, des bandes lumineuses
découpaient les rudes fronts de quelques vieux hommes, et dessinaient
fantasquement leurs vêtements usés ou décolorés.
Tous ces gens attentifs, et divers dans leurs poses, exprimaient sur
leurs physionomies immobiles lentier abandon quils faisaient
de leur intelligence au conteur. Cétait un tableau curieux
où éclatait la prodigieuse influence exercée sur
tous les esprits par la poésie. En exigeant de son narrateur
un merveilleux toujours simple ou de limpossible presque croyable,
le paysan ne se montre-t-il pas ami de la plus pure poésie ?
Quoique cette
maison eût une méchante mine, disait le paysan au moment
où les deux nouveaux auditeurs se furent placés pour lentendre,
la pauvre femme bossue était si fatiguée davoir
porté son chanvre au marché, quelle y entra, forcée
aussi par la nuit qui était venue. Elle demanda seulement à
y coucher ; car, pour toute nourriture, elle tira une croûte de
son bissac et la mangea. Pour lors lhôtesse, qui était
la femme des brigands, ne sachant rien de ce quils avaient convenu
de faire pendant la nuit, accueillit la bossue et la mit en haut, sans
lumière. Ma bossue se jette sur un mauvais grabat, dit ses prières,
pense à son chanvre et va pour dormir. Mais, avant quelle
ne fût endormie, elle entend du bruit, et voit entrer deux hommes
portant une lanterne ; chacun deux tenait un couteau : la peur
la prend, parce que, voyez-vous, dans ce temps-là les seigneurs
aimaient tant les pâtés de chair humaine, quon en
faisait pour eux. Mais comme la vieille avait le cuir parfaitement racorni,
elle se rassura, en pensant quon la regarderait comme une mauvaise
nourriture. Les deux hommes passent devant la bossue, vont à
un lit qui était dans cette grande chambre, où lon
avait mis le monsieur à la grosse valise, qui passait donc pour
nécromancien. Le plus grand lève la lanterne en prenant
les pieds du monsieur ; le petit, celui qui avait fait livrogne,
lui empoigne la tête et lui coupe le cou, net, dune seule
fois, croc ! Puis ils laissent là le corps et la tête,
tout dans le sang, volent la valise et descendent.
Voilà notre femme bien embarrassée. Elle pense dabord
à sen aller sans quon sen doute, ne sachant
pas encore que la Providence lavait amenée là pour
rendre gloire à Dieu et faire punir le crime. Elle avait peur,
et quand on a peur on ne sinquiète de rien du tout. Mais
lhôtesse, qui avait demandé des nouvelles de la bossue
aux deux brigands, les effraie et ils remontent doucement dans le petit
escalier de bois. La pauvre bossue se pelotonne de peur et les entends
qui se disputent à voix basse.
Je te dis de la tuer.
Faut pas la tuer.
Tue-la.
Non !
Ils entrent.
Ma femme, qui nétait pas bête, ferme lil
et fait comme si elle dormait. Elle se met à dormir comme un
enfant, la main sur son cur, et prend une respiration de chérubin.
Celui qui avait la lanterne, louvre, boute la lumière dans
lil de la vieille endormie, et ma femme de ne point sourciller,
tant elle avait peur pour son cou.
Tu vois bien quelle dort comme un sabot, dit le grand.
Cest si malin les vieilles, répond le petit. Je
vais la tuer, nous serons plus tranquilles. Dailleurs nous la
salerons et la donnerons à manger à nos cochons.
En entendant ce propos, ma vieille ne bouge pas.
Oh ! bien, elle dort, dit le petit crâne en voyant que
la bossue navait pas bougé.
Voilà comment la vieille se sauva. Et lon peut bien dire
quelle était courageuse. Certes, il y a ici des jeunes
filles qui nauraient pas eu la respiration dun chérubin
en entendant parler des cochons.
Les deux brigands se mettent à enlever lhomme mort, le
roule dans ses draps et le jettent dans la petite cour, où la
vieille entend les cochons accourir en grognant : hon, hon ! pour le
manger.
Pour lors, le lendemain, reprit le narrateur après avoir fait
une pause, la femme sen va, donnant deux sous pour son coucher.
Elle prend son bissac, fait comme si de rien nétait, demande
des nouvelles du pays, sort en paix et veut courir. Point ! La peur
lui coupe les jambes, bien à son heur. Voici pourquoi. Elle avait
à peine fait un demi-quart de lieue, quelle voit venir
un des brigands qui la suivait par finesse pour sassurer quelle
neût rien vu. Elle te devine ça et sassied
sur une pierre.
Quavez-vous, ma bonne femme ? lui dit le petit, car cétait
le petit, le plus malicieux des deux, qui la guettait.
Ah ! mon bon homme, quelle répond, mon bissac est
si lourd, et je suis si fatiguée, que jaurais bien besoin
du bras dun honnête homme (voyez vous cte finaude
!) pour gagner mon pauvre logis.
Pour lors le brigand lui offre de laccompagner. Elle accepte.
Lhomme lui prend le bras pour savoir si elle a peur. Ha ! ben,
cte femme ne tremble point et marche tranquillement. Et donc les
voilà tous deux causant agriculture et de la manière de
faire venir le chanvre, tout bellement jusquau faubourg de la
ville où demeurait la bossue et où le brigand la quitte,
de peur de rencontrer quelquun de la Justice.
La femme arriva chez elle à lheure de midi et attendit
son homme en réfléchissant aux évènements
de son voyage et de la nuit. Le chanverrier rentra vers le soir. Il
avait faim, il faut lui faire à manger. Donc, tout en graissant
sa poêle pour lui faire frire quelque chose, elle lui raconte
comment elle a vendu son chanvre, en bavardant à la manière
des femmes, mais elle ne dit rien des cochons, ni du monsieur tué,
mangé, volé. Elle fait donc flamber sa poêle pour
la nettoyer. Elle se retire, veut lessuyer, la trouve pleine de
sang.
Quest-ce que tu as mis là-dedans ? dit-elle à
son homme.
Rien, quil répond.
Elle croit avoir une lubie de femme et remet sa poêle au feu.
Pouf ! une tête tombe par la cheminée.
Vois-tu ? Cest précisément la tête
du mort, dit la vieille. Comme il me regarde ! Que me veut-il donc ?
Que tu le venges ! lui dit une voix.
Que tu es bête, dit le chanverrier ; te voilà bien
avec tes berlues qui nont pas de sens commun.
Il prend la tête, qui lui mord le doigt, et la jette dans la cour.
Fais mon omelette, qui dit, et ne tinquiète pas
de ça. Cest un chat.
Un chat, quelle dit, il était rond comme une boule.
Elle remet la poêle au feu. Pouf ! tombe une jambe. Même
histoire. Lhomme, pas plus étonné de voir le pied
que davoir vu la tête, empoigne la jambe et la jette à
sa porte. Finalement, lautre jambe, les deux bras, le corps, tout
le voyageur assassiné tombe un à un. Point domelette.
Le vieux marchand de chanvre avait bien faim.
Par mon salut éternel, dit-il, si mon omelette se fait,
nous verrons à satisfaire cet homme-là.
Tu conviens donc maintenant que cest un homme ? dit la
bossue. Pourquoi mas-tu dit tout à lheure que cétait
pas une tête, grand asticoteur ?
La femme casse les ufs, fricasse lomelette et la sert sans
plus grogner, parce quen voyant ce grabuge elle commence à
être inquiète. Son homme sassied et se met à
manger. La bossue qui avait peur, dit quelle na pas faim.
Toc, toc ! fait un étranger en frappant à la porte.
Qui est là ?
Lhomme mort dhier.
Entrez, répond le chanverrier
Donc, le voyageur entre, se met sur lescabelle et dit :
Souvenez-vous de Dieu, qui donne la paix pour léternité
aux personnes qui confessent son nom ! Femme, tu mas vu faire
mourir, et tu gardes le silence. Jai été mangé
par les cochons ! Les cochons nentrent pas dans le paradis. Donc
moi, qui suis chrétien, jirai dans lenfer faute par
une femme de parler. Ça ne sest jamais vu. Faut me délivrer
! et autres propos.
La femme, quavait toujours de plus en plus peur, nettoie sa poêle,
met ses habits du dimanche, va dire à la Justice le crime qui
fut découvert, et les voleurs joliment roués sur la place
du marché.
Cette bonne uvre faite, la femme et son homme ont toujours eu
le plus beau chanvre que vous ayez jamais vu. Puis, ce qui leur fut
plus agréable, ils eurent ce quils désiraient depuis
longtemps, à savoir un enfant mâle qui devint, par suite
des temps, baron du Roi. Voilà lhistoire véritable
de la bossue courageuse.