Dans un pays de
lExtrême-Orient vivait un jeune prince appelé Rothisen.
Compatissant aux misères de tous, il navait pas de joie
plus vive que de secourir les pauvres, de soulager, de consoler les
affligés. Ce nétait pas seulement aux habitants
de son pays quil accordait sa tendre pitié : elle sétendait
à tous les hommes et même à toutes les créatures.
Êtres marchant sur le sol, ou volant dans les airs, ou nageant
dans les eaux, tous avaient une part de son cur. Jamais il ninfligeait
à aucun deux la moindre souffrance ; nourri de graines,
de fruits, de légumes, il ne touchait pas à la chair des
animaux.
Rothisen était en âge de se marier ; mais aucune des princesses
ou des autres jeunes filles rencontrées navait éveillé
dans son cur le désir de lépouser. Il était
sensible à la beauté, mais il ne cherchait pas seulement
un visage agréable aux yeux. Il souhaitait aussi que celle quil
aimerait le charmât par la franchise et la bonté de son
regard, par la douceur de son sourire, par la gracieuse modestie de
toute sa personne. Il voulait pour épouse une femme lui ressemblant
par le cur, ayant de laffection pour tout ce qui mérite
dêtre aimé, de la compassion pour tout ce qui souffre.
Rothisen croyait à des Génies protecteurs, qui peut-être
voudraient bien lui faire rencontrer la jeune fille à laquelle
il serait heureux de sunir pour toute sa vie.
À la même
époque, vivait, dans un autre royaume oriental, une princesse
qui sappelait Kéo-Fa, digne dêtre aimée
pour ses vertus autant que séduisante par les charmes de sa personne.
Elle aussi pensait que le mariage est une chose fort grave, et quil
ne peut être heureux que si les deux époux sont unis par
un commun amour de tout ce qui est noble est bon. Les bienfaisants Génies
sauraient, pensait-elle, mettre un jour sur son chemin le fiancé
quils lui destinaient.
Cependant, le roi, père de cette princesse, ne pouvait se résoudre
à la donner pour femme à aucun des prétendants,
fort nombreux, qui sétaient présentés. Suivant
la coutume des rois, il ne voulait la marier quà un prince
royal, héritier du trône dans quelque autre pays : la jeune
fille quitterait donc le royaume après son mariage, et la pensée
de ne plus la voir était insupportable au roi. Aussi, pour décourager
les prétendants, leur posait-il des questions impossibles à
résoudre, ou leur demandait-il laccomplissement dactions
extraordinaires. Personne encore navait pu satisfaire aux exigences
du roi. La princesse, dailleurs, navait montré de
sympathie pour aucun des prétendants.
Or, le prince Rothisen,
ayant quitté le royaume de son père, voyageait, avec quelques
serviteurs, pour sinstruire en observant les coutumes des peuples
divers. Peut-être aussi quelque bon Génie, à son
insu, guidait-il ses pas. Il parvint dans le pays où régnait
le père de la princesse Kéo-Fa.
Un jour que la chaleur était accablante, il sarrêta,
seul, près des jardins du roi, au bord dune source dont
leau était pure comme le ciel. Voulant se rafraîchir,
mais nayant point de tasse, il essaya de sen faire une avec
une feuille de lotus. Tandis quil recueillait, non sans difficulté,
un peu deau dans cette coupe verte, une jeune servante, portant
une cruche sur son épaule, sapprocha de la source.
Rothisen laissa
tomber à terre les gouttes deau contenues dans sa feuille
de lotus.
Aimable enfant, dit-il, voulez-vous me permettre de boire ?
Ayant puisé de leau, elle lui tendit le vase. Il but avec
délice et la remercia gracieusement.
Puis-je vous demander, ajouta-il, où vous portez cette
eau ?
Je venais remplir ma cruche pour laver les cheveux de ma maîtresse,
la fille de notre roi. Cest une princesse incomparable, que tout
le peuple chérit, et quadore ceux qui ont le bonheur de
lapprocher.
Rothisen remercia de nouveau la jeune fille, et elle séloigna
dun pas léger, sans répandre une goutte deau.
Tout en lavant les
cheveux de sa maîtresse, la servante lui dit :
Quand je suis allée puiser cette eau, un prince étranger
sétait arrêté au bord de la source.
Un prince, dit Kéo-Fa. Comment sais-tu quil en est
un ?
Son aspect aurait suffi à men faire juger ainsi
; mais, de plus, il porte une haute coiffure dor, un collier,
des bracelets, comme en ont seuls les princes.
Il ta parlé ?
Il ma demandé à boire et il sest abreuvé
à ma cruche. Je nai jamais vu un regard aussi doux que
le sien.
Tandis quelles parlaient, leau ruisselait sur la tête
et les épaules de la princesse ; et Kéo-Fa sentit dans
ses cheveux un tout petit objet. Elle le prit, et, voyant que cétait
une bague, la dissimula dans sa main. Puis elle dit :
Retourne remplir ta cruche, vois si le prince est toujours au
bord de la fontaine, et dis-moi ce quil fait.
Tandis que la jeune servante allait vers Rothisen, la princesse pensait
:
Ce bijou merveilleux est sûrement la bague du prince. Par
ce que va me dire ma suivante, je saurais si ce jeune homme est un indiscret
qui a volontairement glissé sa bague dans la cruche, afin dattirer
mon attention sur lui. Si telle est la vérité, je ne crois
pas quil doive devenir mon époux. Si, au contraire, - et
je le saurais bien, - sa bague est tombée de son doigt dans la
cruche tandis quil buvait, et sans quil y prît garde,
je verrais là un signe de ce que le sort me réserve. Je
penserai que les Génies protecteurs, en faisant passer cette
bague à mon doigt, ont voulu me faire connaître le fiancé
quils me destinent.
La servante ne tarda pas à revenir.
Jai trouvé, dit-elle, le prince tout en larmes et
cherchant dans lherbe une bague, plus précieuse pour lui
que toutes les richesses : car cest un don de sa mère,
qui, en mourant, lui laissa ce souvenir. Il ma prié de
venir à la source, pour laider à retrouver sa bague.
En entendant ces paroles, la princesse fut vivement émue.
Si cétait un audacieux prétendant, se dit-elle,
il eût attendu sans trouble leffet de sa ruse. Sa douleur
montre, au contraire, quil na point agi avec intention.
Dans tout ce qui est arrivé, je vois la volonté des célestes
Puissances, et je crois devoir aider à son accomplissement. Mon
cur est plein dune douce émotion que je navais
pas éprouvée encore.
Après avoir songé en silence, elle dit à voix haute
:
Va trouver le prince et parle lui ainsi : Ne cherchez plus, seigneur,
la bague que vous avez perdue. Vous la retrouverez quand le roi de ce
pays vous accordera la main de sa fille, la princesse Kéo-Fa.
Faites donc ce quil faudra pour lobtenir et gardait pour
vous seul notre rencontre et mes paroles.
La jeune servante ayant accompli son message, Rothisen, à son
tour, cru voir dans la perte de sa bague un avertissement des bons Génies.
Il attendit, aux abords du palais, que la princesse vînt à
sortir, pensant avec raison quil la reconnaîtrait bien au
cortège de serviteurs dont elle serait accompagnée et
aux affectueux respects que lui témoignerait le peuple. Dailleurs,
le premier passant venu lui désignerait Kéo-Fa, si elle
était parmi dautres jeunes filles richement vêtues.
La princesse, en effet, ne tarda pas à sortir. Elle était
assise dans un palanquin, tendu de soie cramoisie, que deux hommes robustes
portaient sur leurs épaules. Kéo-Fa y était seule
; derrière elle marchaient des serviteurs et des servantes, parmi
lesquelles Rothisen reconnu celle quil avait rencontrée
au bord de la source. Sur le passage de Kéo-Fa se pressait une
foule qui lacclamait. La merveilleuse et douce beauté de
la princesse, son aimable sourire, la sympathie quelle semblait
éprouver pour le peuple dont elle se voyait environnée,
firent comprendre au prince que nulle autre jeune fille ne pourrait,
comme elle, assurer le bonheur de sa vie. Aussi longtemps quil
put la voir, il la suivit des yeux avec une tendre admiration.
Dès le lendemain,
Rothisen, accompagné de sa suite, se présenta devant le
roi. Ni les lettres que son père, quil remit au souverain,
ni ses vêtements princiers, neussent été nécessaire
pour faire saluer en lui un personnage illustre. Comme lavait
justement dit la servante de Kéo-Fa, son visage y suffisait,
tant il rayonnait de noblesse. Le courage et la bonté sy
mêlaient de telle sorte que chacun, parmi les princes du sang,
les grands du royaume, les officiers, les serviteurs, se dit en le voyant
:
Voici enfin celui que nous souhaitons pour épouser la
belle Kéo-Fa.
Rothisen, en effet, sétait annoncé comme prétendant
à la main de la princesse.
Le roi fut charmé, comme les autres, par la mâle beauté
du prince, par son attitude à la fois noble et modeste, par son
aimable courtoisie ; mais, plein dangoisse à la pensée
de voir Kéo-Fa séloigner pour toujours, il se dit
en lui-même :
Jamais encore je nai vu un jeune homme comparable à
celui-ci : je crois quil plairait sans peine à mon enfant.
Ne permettons pas quelle le voie, et soumettons-le à une
épreuve qui empêchera la séparation redoutée
par mon cur. Si la destinée, plus forte que moi, veut leur
union, jaurai, du moins, retardé lheure cruelle de
ladieu.
Alors il fit approcher un grand panier de riz et dit à Rothisen
:
Tous ces grains sont marqués dun signe que tu peux
voir, et ils sont comptés. En ta présence, ils vont être
jetés parmi les jardins, les champs, les bois dalentour.
Si tu me les rapportes demain, sans quil en manque un seul, je
reconnaîtrais que ta demande mérite dêtre examinée.
Il fut fait ainsi que le roi lavait dit.
Rothisen, emportant le panier vide, retourna au bord de la fontaine.
Là, regardant tour à tour le ciel et la terre, il dit
dune voix mélodieuse :
Ô vous tous, les oiseaux des bois et des champs, vous,
les insectes de lair, vous, les fourmis innombrables dont les
légions couvrent le sol, ne mangeaient pas les petits grains
de riz qui viennent dêtre dispersés. Ne mettez pas
dobstacle à mon bonheur et, si vous le pouvez, venez à
mon secours !
Ensuite, baissant la tête et joignant les mains, il murmura ces
paroles :
Ô vous, les Génies protecteurs de ce pays et du
mien, si vous pensez que mon union avec la princesse Kéo-Fa puisse
être un bien pour les peuples, aidez-moi dans la difficile épreuve
qui mest imposée, et faites que ma prière soit entendue
par les êtres animés que jinvoque.
A peine achève-t-il de parler que, tout autour de lui, des gazouillements
joyeux retentissent dans le feuillage des arbres. Il avait été
entendu, et bientôt il fut exaucé. Des oiseaux de toutes
sortes apportèrent au panier les grains disséminés
sur le sol.
Rothisen, en souriant, les remercia, et il leur caressa tendrement la
tête et les ailes.
Le roi fut bien
surpris lorsque le jeune prince lui rapporta le panier, où pas
un grain de riz ne manquait.
Dautres épreuves, dit-il, sont nécessaires.
Le lendemain matin, suivi par quelque serviteur dont lun portait
le même panier, il se rendit, avec Rothisen, au bord dun
grand fleuve qui longeait une partie des murailles de la ville ; et
cest dans leau de ce fleuve que, par son ordre, les grains
furent jetés à la volée.
Rapportez-les moi ce soir, dit-il à Rothisen.
Le prince, resté seul, invoqua le secours des poissons, comme
il avait prié les oiseaux et les insectes ; et les poissons,
à leur tour, exaucèrent lami de toutes les créatures.
De nouveau rempli, le panier fut rapporté au roi. Mais, en faisant
les comptes des grains, on saperçut quil en manquait
un.
Le roi ne se laissa pas attendrir par la douleur de Rothisen.
Il manque un grain de riz, dit-il : retourne le chercher.
Le prince reprit le chemin du fleuve. Parvenu au rivage, il appela les
poissons.
Mes chers amis, leur dit-il, un grain de riz a été
égaré. Cherchez-le, je vous en prie, dans le sable, dans
la vase, parmi les pierres et les herbes du fleuve. Quelquun de
vous naurait-il pas entendu ma prière ? Je ne saurais croire
quun méchant ait voulu dévorer ce grain de riz et
le garder sans rien dire. Le bonheur de ma vie tient à ce petit
grain. Soyez compatissants : faites que je sois heureux !
Tous les poissons se regardaient, surpris et affligés, lorsque
lun deux, caché derrière les autres, se fraya
un passage et, dans sa bouche, apporta le grain de riz, quil déposa
sur le bord du fleuve.
Nétant pas doué de la parole, il ne dit rien ; mais
dans ses yeux Rothisen lut cet aveu :
Je te demande pardon, jeune prince, car le coupable, cest
moi. Voici le dernier grain. Je lai gardé, croyant que
ce larcin passerait inaperçu.
Le prince nignorait pas combien il est méritoire davouer
franchement une faute commise. Il remercia le poisson en sen retourna
au palais.
En présentant au roi le dernier grain de riz, il sexcusa
de lavoir longtemps cherché, et il le fit en terme si gracieux
que le roi lui-même en fut ravi.
Noble prince, lui dit-il, accomplis une dernière épreuve,
et Kéo-Fa sera ton épouse. Je te demande encore de reconnaître,
parmi beaucoup dautres, le petit doigt dune main qui test
chère, puisque tu me la demande avec une si vive instance. Pour
cela, demain, avant le repas, toutes les jeunes filles des princes,
des grands, des officiers de mon palais, passeront ce doigt par de petits
trous perçant la cloison de la grande salle. Tu seras conduit
devant la file des petits doigts allongés, et si, en le prenant,
tu indiques celui de ma fille chérie, le repas sera donné
pour vos fiançailles.
Bien quil
eût confiance dans la protection des bons Génies, Rothisen
était fort anxieux en songeant à la nouvelle épreuve
dont il lui fallait triompher. Comment, parmi tant dautres, discerner
le petit doigt de la princesse. Il ne pouvait, cette fois, implorer
le secours daucune créature terrestre.
De son côté, la belle et sage Kéo-Fa aurait bien
voulu laider à deviner juste. Bien quelle neût
point encore vu le prince, elle laimait, persuadée quil
était digne de toute sa tendresse et que leur union serait heureuse
pour le royaume entier. Mais comment lui venir en aide ? Toute la nuit,
elle y songea. Un peu avant laube du jour, sur le point de sassoupir,
une idée soudaine lui traversa lesprit, et elle sendormit,
pleine à la fois despérance et de craintes.
Le moment de lépreuve étant venu, Rothisen, tremblant,
passa et repassa en silence devant les petits doigts effilés.
Il y en avait des centaines, et ils étaient tous plus jolis les
uns que les autres. Comment choisir ?
Tout à coup, en examinant lun deux, il tressaille.
Entre longle et la chair il a vu un grain de millet (riz). Nest-ce
pas un signe imaginé par Kéo-Fa, comme pour lui dire :
Ami, voici le petit doigt dune main que tu aimes : choisis-le
entre tous !
Persuadé que le grain de millet a été placé
là par une bienheureuse inspiration de la princesse, Rothisen
sagenouille, presse doucement le petit doigt, leffleure
de ses lèvres ; et voici quau même instant la cloison
sentrouvre. Rothisen avait devant lui sa fiancée, reconnaît
sa bague, quelle tient à la main ; et le roi, debout auprès
delle dit au jeune prince :
Je ne puis douter, Rothisen, que tu sois aimé par les
célestes Puissances. Ma fille est à toi. Si tu le désires,
mon royaume tappartiendra aussi : afin de garder près de
moi mon enfant bien-aimée, je toffre ma couronne et mes
trésors. De mon vivant, nul ne se plaindra que tu règnes
à ma place ; après ma mort, tu pourras choisir entre mon
royaume ou celui de ton père, à moins que mes sujets ne
te demandent, pour leur bonheur, dêtre réunis aux
tiens sous ton sceptre béni.
Rothisen, agenouillé et pleurant de bonheur, fut relevé
par le roi, qui lembrassa comme un fils ; et les acclamations
de la cour en fête saluèrent le jeune couple royal, tandis
que, sur des instruments inconnus à la terre, les invisibles
Génies de lespace faisaient retentir une musique délicieuse.