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Rothisen

 

Conte du Laos
MAURICE BOUCHOR

 

 

 

Dans un pays de l’Extrême-Orient vivait un jeune prince appelé Rothisen. Compatissant aux misères de tous, il n’avait pas de joie plus vive que de secourir les pauvres, de soulager, de consoler les affligés. Ce n’était pas seulement aux habitants de son pays qu’il accordait sa tendre pitié : elle s’étendait à tous les hommes et même à toutes les créatures. Êtres marchant sur le sol, ou volant dans les airs, ou nageant dans les eaux, tous avaient une part de son cœur. Jamais il n’infligeait à aucun d’eux la moindre souffrance ; nourri de graines, de fruits, de légumes, il ne touchait pas à la chair des animaux.
Rothisen était en âge de se marier ; mais aucune des princesses ou des autres jeunes filles rencontrées n’avait éveillé dans son cœur le désir de l’épouser. Il était sensible à la beauté, mais il ne cherchait pas seulement un visage agréable aux yeux. Il souhaitait aussi que celle qu’il aimerait le charmât par la franchise et la bonté de son regard, par la douceur de son sourire, par la gracieuse modestie de toute sa personne. Il voulait pour épouse une femme lui ressemblant par le cœur, ayant de l’affection pour tout ce qui mérite d’être aimé, de la compassion pour tout ce qui souffre.
Rothisen croyait à des Génies protecteurs, qui peut-être voudraient bien lui faire rencontrer la jeune fille à laquelle il serait heureux de s’unir pour toute sa vie.

À la même époque, vivait, dans un autre royaume oriental, une princesse qui s’appelait Kéo-Fa, digne d’être aimée pour ses vertus autant que séduisante par les charmes de sa personne. Elle aussi pensait que le mariage est une chose fort grave, et qu’il ne peut être heureux que si les deux époux sont unis par un commun amour de tout ce qui est noble est bon. Les bienfaisants Génies sauraient, pensait-elle, mettre un jour sur son chemin le fiancé qu’ils lui destinaient.
Cependant, le roi, père de cette princesse, ne pouvait se résoudre à la donner pour femme à aucun des prétendants, fort nombreux, qui s’étaient présentés. Suivant la coutume des rois, il ne voulait la marier qu’à un prince royal, héritier du trône dans quelque autre pays : la jeune fille quitterait donc le royaume après son mariage, et la pensée de ne plus la voir était insupportable au roi. Aussi, pour décourager les prétendants, leur posait-il des questions impossibles à résoudre, ou leur demandait-il l’accomplissement d’actions extraordinaires. Personne encore n’avait pu satisfaire aux exigences du roi. La princesse, d’ailleurs, n’avait montré de sympathie pour aucun des prétendants.

Or, le prince Rothisen, ayant quitté le royaume de son père, voyageait, avec quelques serviteurs, pour s’instruire en observant les coutumes des peuples divers. Peut-être aussi quelque bon Génie, à son insu, guidait-il ses pas. Il parvint dans le pays où régnait le père de la princesse Kéo-Fa.
Un jour que la chaleur était accablante, il s’arrêta, seul, près des jardins du roi, au bord d’une source dont l’eau était pure comme le ciel. Voulant se rafraîchir, mais n’ayant point de tasse, il essaya de s’en faire une avec une feuille de lotus. Tandis qu’il recueillait, non sans difficulté, un peu d’eau dans cette coupe verte, une jeune servante, portant une cruche sur son épaule, s’approcha de la source.

Rothisen laissa tomber à terre les gouttes d’eau contenues dans sa feuille de lotus.
– Aimable enfant, dit-il, voulez-vous me permettre de boire ?
Ayant puisé de l’eau, elle lui tendit le vase. Il but avec délice et la remercia gracieusement.
– Puis-je vous demander, ajouta-il, où vous portez cette eau ?
– Je venais remplir ma cruche pour laver les cheveux de ma maîtresse, la fille de notre roi. C’est une princesse incomparable, que tout le peuple chérit, et qu’adore ceux qui ont le bonheur de l’approcher.
Rothisen remercia de nouveau la jeune fille, et elle s’éloigna d’un pas léger, sans répandre une goutte d’eau.

Tout en lavant les cheveux de sa maîtresse, la servante lui dit :
– Quand je suis allée puiser cette eau, un prince étranger s’était arrêté au bord de la source.
– Un prince, dit Kéo-Fa. Comment sais-tu qu’il en est un ?
– Son aspect aurait suffi à m’en faire juger ainsi ; mais, de plus, il porte une haute coiffure d’or, un collier, des bracelets, comme en ont seuls les princes.
– Il t’a parlé ?
– Il m’a demandé à boire et il s’est abreuvé à ma cruche. Je n’ai jamais vu un regard aussi doux que le sien.
Tandis qu’elles parlaient, l’eau ruisselait sur la tête et les épaules de la princesse ; et Kéo-Fa sentit dans ses cheveux un tout petit objet. Elle le prit, et, voyant que c’était une bague, la dissimula dans sa main. Puis elle dit :
– Retourne remplir ta cruche, vois si le prince est toujours au bord de la fontaine, et dis-moi ce qu’il fait.
Tandis que la jeune servante allait vers Rothisen, la princesse pensait :
– Ce bijou merveilleux est sûrement la bague du prince. Par ce que va me dire ma suivante, je saurais si ce jeune homme est un indiscret qui a volontairement glissé sa bague dans la cruche, afin d’attirer mon attention sur lui. Si telle est la vérité, je ne crois pas qu’il doive devenir mon époux. Si, au contraire, - et je le saurais bien, - sa bague est tombée de son doigt dans la cruche tandis qu’il buvait, et sans qu’il y prît garde, je verrais là un signe de ce que le sort me réserve. Je penserai que les Génies protecteurs, en faisant passer cette bague à mon doigt, ont voulu me faire connaître le fiancé qu’ils me destinent.
La servante ne tarda pas à revenir.
– J’ai trouvé, dit-elle, le prince tout en larmes et cherchant dans l’herbe une bague, plus précieuse pour lui que toutes les richesses : car c’est un don de sa mère, qui, en mourant, lui laissa ce souvenir. Il m’a prié de venir à la source, pour l’aider à retrouver sa bague.
En entendant ces paroles, la princesse fut vivement émue.
– Si c’était un audacieux prétendant, se dit-elle, il eût attendu sans trouble l’effet de sa ruse. Sa douleur montre, au contraire, qu’il n’a point agi avec intention. Dans tout ce qui est arrivé, je vois la volonté des célestes Puissances, et je crois devoir aider à son accomplissement. Mon cœur est plein d’une douce émotion que je n’avais pas éprouvée encore.
Après avoir songé en silence, elle dit à voix haute :
– Va trouver le prince et parle lui ainsi : Ne cherchez plus, seigneur, la bague que vous avez perdue. Vous la retrouverez quand le roi de ce pays vous accordera la main de sa fille, la princesse Kéo-Fa. Faites donc ce qu’il faudra pour l’obtenir et gardait pour vous seul notre rencontre et mes paroles.
La jeune servante ayant accompli son message, Rothisen, à son tour, cru voir dans la perte de sa bague un avertissement des bons Génies. Il attendit, aux abords du palais, que la princesse vînt à sortir, pensant avec raison qu’il la reconnaîtrait bien au cortège de serviteurs dont elle serait accompagnée et aux affectueux respects que lui témoignerait le peuple. D’ailleurs, le premier passant venu lui désignerait Kéo-Fa, si elle était parmi d’autres jeunes filles richement vêtues.
La princesse, en effet, ne tarda pas à sortir. Elle était assise dans un palanquin, tendu de soie cramoisie, que deux hommes robustes portaient sur leurs épaules. Kéo-Fa y était seule ; derrière elle marchaient des serviteurs et des servantes, parmi lesquelles Rothisen reconnu celle qu’il avait rencontrée au bord de la source. Sur le passage de Kéo-Fa se pressait une foule qui l’acclamait. La merveilleuse et douce beauté de la princesse, son aimable sourire, la sympathie qu’elle semblait éprouver pour le peuple dont elle se voyait environnée, firent comprendre au prince que nulle autre jeune fille ne pourrait, comme elle, assurer le bonheur de sa vie. Aussi longtemps qu’il put la voir, il la suivit des yeux avec une tendre admiration.

Dès le lendemain, Rothisen, accompagné de sa suite, se présenta devant le roi. Ni les lettres que son père, qu’il remit au souverain, ni ses vêtements princiers, n’eussent été nécessaire pour faire saluer en lui un personnage illustre. Comme l’avait justement dit la servante de Kéo-Fa, son visage y suffisait, tant il rayonnait de noblesse. Le courage et la bonté s’y mêlaient de telle sorte que chacun, parmi les princes du sang, les grands du royaume, les officiers, les serviteurs, se dit en le voyant :
– Voici enfin celui que nous souhaitons pour épouser la belle Kéo-Fa.
Rothisen, en effet, s’était annoncé comme prétendant à la main de la princesse.
Le roi fut charmé, comme les autres, par la mâle beauté du prince, par son attitude à la fois noble et modeste, par son aimable courtoisie ; mais, plein d’angoisse à la pensée de voir Kéo-Fa s’éloigner pour toujours, il se dit en lui-même :
– Jamais encore je n’ai vu un jeune homme comparable à celui-ci : je crois qu’il plairait sans peine à mon enfant. Ne permettons pas qu’elle le voie, et soumettons-le à une épreuve qui empêchera la séparation redoutée par mon cœur. Si la destinée, plus forte que moi, veut leur union, j’aurai, du moins, retardé l’heure cruelle de l’adieu.
Alors il fit approcher un grand panier de riz et dit à Rothisen :
– Tous ces grains sont marqués d’un signe que tu peux voir, et ils sont comptés. En ta présence, ils vont être jetés parmi les jardins, les champs, les bois d’alentour. Si tu me les rapportes demain, sans qu’il en manque un seul, je reconnaîtrais que ta demande mérite d’être examinée.
Il fut fait ainsi que le roi l’avait dit.
Rothisen, emportant le panier vide, retourna au bord de la fontaine. Là, regardant tour à tour le ciel et la terre, il dit d’une voix mélodieuse :
– Ô vous tous, les oiseaux des bois et des champs, vous, les insectes de l’air, vous, les fourmis innombrables dont les légions couvrent le sol, ne mangeaient pas les petits grains de riz qui viennent d’être dispersés. Ne mettez pas d’obstacle à mon bonheur et, si vous le pouvez, venez à mon secours !
Ensuite, baissant la tête et joignant les mains, il murmura ces paroles :
– Ô vous, les Génies protecteurs de ce pays et du mien, si vous pensez que mon union avec la princesse Kéo-Fa puisse être un bien pour les peuples, aidez-moi dans la difficile épreuve qui m’est imposée, et faites que ma prière soit entendue par les êtres animés que j’invoque.
A peine achève-t-il de parler que, tout autour de lui, des gazouillements joyeux retentissent dans le feuillage des arbres. Il avait été entendu, et bientôt il fut exaucé. Des oiseaux de toutes sortes apportèrent au panier les grains disséminés sur le sol.
Rothisen, en souriant, les remercia, et il leur caressa tendrement la tête et les ailes.

Le roi fut bien surpris lorsque le jeune prince lui rapporta le panier, où pas un grain de riz ne manquait.
– D’autres épreuves, dit-il, sont nécessaires.
Le lendemain matin, suivi par quelque serviteur dont l’un portait le même panier, il se rendit, avec Rothisen, au bord d’un grand fleuve qui longeait une partie des murailles de la ville ; et c’est dans l’eau de ce fleuve que, par son ordre, les grains furent jetés à la volée.
– Rapportez-les moi ce soir, dit-il à Rothisen.
Le prince, resté seul, invoqua le secours des poissons, comme il avait prié les oiseaux et les insectes ; et les poissons, à leur tour, exaucèrent l’ami de toutes les créatures.
De nouveau rempli, le panier fut rapporté au roi. Mais, en faisant les comptes des grains, on s’aperçut qu’il en manquait un.
Le roi ne se laissa pas attendrir par la douleur de Rothisen.
– Il manque un grain de riz, dit-il : retourne le chercher.
Le prince reprit le chemin du fleuve. Parvenu au rivage, il appela les poissons.
– Mes chers amis, leur dit-il, un grain de riz a été égaré. Cherchez-le, je vous en prie, dans le sable, dans la vase, parmi les pierres et les herbes du fleuve. Quelqu’un de vous n’aurait-il pas entendu ma prière ? Je ne saurais croire qu’un méchant ait voulu dévorer ce grain de riz et le garder sans rien dire. Le bonheur de ma vie tient à ce petit grain. Soyez compatissants : faites que je sois heureux !
Tous les poissons se regardaient, surpris et affligés, lorsque l’un d’eux, caché derrière les autres, se fraya un passage et, dans sa bouche, apporta le grain de riz, qu’il déposa sur le bord du fleuve.
N’étant pas doué de la parole, il ne dit rien ; mais dans ses yeux Rothisen lut cet aveu :
– Je te demande pardon, jeune prince, car le coupable, c’est moi. Voici le dernier grain. Je l’ai gardé, croyant que ce larcin passerait inaperçu.
Le prince n’ignorait pas combien il est méritoire d’avouer franchement une faute commise. Il remercia le poisson en s’en retourna au palais.
En présentant au roi le dernier grain de riz, il s’excusa de l’avoir longtemps cherché, et il le fit en terme si gracieux que le roi lui-même en fut ravi.
– Noble prince, lui dit-il, accomplis une dernière épreuve, et Kéo-Fa sera ton épouse. Je te demande encore de reconnaître, parmi beaucoup d’autres, le petit doigt d’une main qui t’est chère, puisque tu me la demande avec une si vive instance. Pour cela, demain, avant le repas, toutes les jeunes filles des princes, des grands, des officiers de mon palais, passeront ce doigt par de petits trous perçant la cloison de la grande salle. Tu seras conduit devant la file des petits doigts allongés, et si, en le prenant, tu indiques celui de ma fille chérie, le repas sera donné pour vos fiançailles.

Bien qu’il eût confiance dans la protection des bons Génies, Rothisen était fort anxieux en songeant à la nouvelle épreuve dont il lui fallait triompher. Comment, parmi tant d’autres, discerner le petit doigt de la princesse. Il ne pouvait, cette fois, implorer le secours d’aucune créature terrestre.
De son côté, la belle et sage Kéo-Fa aurait bien voulu l’aider à deviner juste. Bien qu’elle n’eût point encore vu le prince, elle l’aimait, persuadée qu’il était digne de toute sa tendresse et que leur union serait heureuse pour le royaume entier. Mais comment lui venir en aide ? Toute la nuit, elle y songea. Un peu avant l’aube du jour, sur le point de s’assoupir, une idée soudaine lui traversa l’esprit, et elle s’endormit, pleine à la fois d’espérance et de craintes.
Le moment de l’épreuve étant venu, Rothisen, tremblant, passa et repassa en silence devant les petits doigts effilés. Il y en avait des centaines, et ils étaient tous plus jolis les uns que les autres. Comment choisir ?
Tout à coup, en examinant l’un d’eux, il tressaille. Entre l’ongle et la chair il a vu un grain de millet (riz). N’est-ce pas un signe imaginé par Kéo-Fa, comme pour lui dire :
– Ami, voici le petit doigt d’une main que tu aimes : choisis-le entre tous !
Persuadé que le grain de millet a été placé là par une bienheureuse inspiration de la princesse, Rothisen s’agenouille, presse doucement le petit doigt, l’effleure de ses lèvres ; et voici qu’au même instant la cloison s’entrouvre. Rothisen avait devant lui sa fiancée, reconnaît sa bague, qu’elle tient à la main ; et le roi, debout auprès d’elle dit au jeune prince :
– Je ne puis douter, Rothisen, que tu sois aimé par les célestes Puissances. Ma fille est à toi. Si tu le désires, mon royaume t’appartiendra aussi : afin de garder près de moi mon enfant bien-aimée, je t’offre ma couronne et mes trésors. De mon vivant, nul ne se plaindra que tu règnes à ma place ; après ma mort, tu pourras choisir entre mon royaume ou celui de ton père, à moins que mes sujets ne te demandent, pour leur bonheur, d’être réunis aux tiens sous ton sceptre béni.
Rothisen, agenouillé et pleurant de bonheur, fut relevé par le roi, qui l’embrassa comme un fils ; et les acclamations de la cour en fête saluèrent le jeune couple royal, tandis que, sur des instruments inconnus à la terre, les invisibles Génies de l’espace faisaient retentir une musique délicieuse.