Entouré de
ses ministres et dautres grands personnages, un roi était
assis sur son trône et recevait lambassadeur dun autre
roi, qui, à plusieurs reprises, avait voulu lui chercher querelle.
Dans le pays de cet autre roi, on avait horreur du bavardage. On ne
sy fiait guère à celui qui, pour vous persuader
de son intelligence ou de sa force, recourait à de beaux discours
; au contraire, on y croyait volontiers un homme très sobre en
paroles. On y estimait entre tous celui qui était capable de
faire comprendre sa pensée sans dire un mot et de saisir celle
dautrui sans poser une question.
Ayant été introduit auprès du roi, lambassadeur,
en silence, traça un cercle autour du trône. Ce fut tout
son message. Puis, après avoir ôté ses babouches,
il sassit en face du roi, les jambes croisées. Il resta
là, serrant les lèvres, comme un homme qui attend une
réponse.
Le roi navait pas compris le cercle tracé autour de son
trône. Il interrogea du regard, puis à voix basse, le grand
vizir, les autres ministres, les nobles, les officiers qui lentouraient.
Personne navait compris.
Le roi fut extrêmement irrité. Cétait une
grande honte quil ny eut point parmi ses conseillers, un
homme assez intelligent pour lui expliquer la pensée de lambassadeur.
Il leur eût sans doute adressé de violents reproches qui
eussent fait trembler les murs de la salle, car il était fort
peu endurant et il avait une très grosse voix ; mais il nosait
pas laisser éclater sa colère devant létranger,
qui continuait à le regarder en silence. Enfin, roulant des yeux
terribles, il dit tout bas au grand vizir denvoyer en ville des
émissaires, afin den ramener les hommes les plus avisés
quils pourraient découvrir. Il ajouta que, si lon
ne trouvait personne qui fût capable dexpliquer le message
de lambassadeur, il ferait trancher la tête de tous ses
ministres.
Tandis que les messagers sen allaient de rue en rue, de maison
en maison, cherchant lhomme nécessaire, le roi et lambassadeur
demeurèrent en face lun de lautre sans proférer
une syllabe. Bien que le roi fît semblant de réfléchir
pour se donner une contenance, il était fort gêné.
Tous ceux qui lentouraient, accablés par la honte ou tremblant
de frayeur, ne savait que faire de leur corps. Seul, lambassadeur
était parfaitement à son aise.
Les envoyés
du roi cheminaient deux par deux. Il se trouva que deux dentre
eux, croyant pénétrer chez un savant peu fortuné,
dont on leur avait venté lintelligence, entrèrent
dans lhumble logis dun tisserand. Ayant monté lunique
étage de la maison et poussé une porte, ils trouvèrent
une toute petite fille endormie dans un berceau. Le père travaillait
en bas, la mère était au marché, et lenfant
sétait assoupie au doux va-et-vient de la couchette. Car
le berceau était en mouvement, bien quil ny eût
personne dans la chambre ni dans la pièce voisine. Fort surpris,
les messagers montèrent sur la terrasse de la maison. Là
encore, ils ne découvrirent pas une âme ; et cependant
un grand roseau, planté dans le sol, se balançait de façon
régulière, sans quil y eût un souffle de brise.
Ils comprirent que ce roseau était là pour écarter
les oiseaux par son balancement. En effet, la terrassa était
couverte de grains de blé, quon avait lavés, puis
étendus au soleil pour les sécher, et il est certain que,
sans lagitation du roseau, les oiseaux ne se seraient point gênés
pour picorer le froment.
De plus en plus étonnés, les deux envoyés du roi
redescendirent et pénétrèrent dans un petit atelier
qui donnait dun côté sur la rue, de lautre
sur une cour. Ils navaient pas eu lidée dy
entrer avant de monter à lappartement quils croyaient
être celui du savant ; mais ils voulaient maintenant se renseigner
sur ce qui leur avait paru si étrange.
Ils trouvèrent le tisserand fort occupé à lancer
sa navette sur le métier : il achevait une pièce de toile.
Lartisan, interrogé, fit voir à ses visiteurs quil
avait attaché un fil à lun des bouts de sa navette,
un autre fil à lautre bout. Tandis quil tissait,
les deux fils, qui allaient de latelier à la chambre et
à la terrasse, avaient été placés le long
des murs, pour ne pas embarrasser le passage, de sorte que les gens
du roi ne les avaient point remarqués.
Ils se regardèrent en hochant la tête avec admiration.
Cest un malin ! se disaient dans le langage des yeux.
Ils eurent aussitôt la même pensée :
Voilà lhomme quil nous faut.
Ils informèrent le tisserand quun ambassadeur étranger
était venu tracer un cercle autour du trône royal, et que
personne ne comprenait ce quil avait voulu dire par là.
Viens avec nous, firent-ils ; et, si tu réussis à
expliquer la chose, le roi te récompensera magnifiquement.
Le tisserand réfléchit à ce quil venait dentendre
; puis il ramassa par terre deux osselets avec lesquels son garçon,
en rentrant de lécole, jouait à la manière
des enfants, lorsquil recevait la visite dun petit camarade.
Comme lartisan allait sortir de chez lui, un jeune poulet, venu
de la cour, entra dans latelier, dont la porte était grande
ouverte, en cherchant quelque chose à picorer.
Qui sait, pensa le tisserand, si tu ne me seras pas utile ?
Alors, saisissant le poulet, il le fourra dans sa ceinture. Puis il
suivit les deux hommes, qui le menèrent au palais.
Voilà notre tisserand devant le trône du roi, et chargé
de répondre à lambassadeur. Il se garda bien de
faire entendre le son de sa voix.
Cet homme-là naime point les paroles, se dit-il
: taisons-nous, et rendons-lui la monnaie de sa pièce.
Ayant ainsi parlé dans sa tête, il prend ses deux osselets
et va les poser à terre, devant lambassadeur. Puis il le
regarde bien en face, tranquillement.
Lambassadeur paru surpris et quelque peu vexé ; mais bientôt,
reprenant son air calme, il tira de sa poche une poignée de millet
et la répandit à terre.
Le tisserand sourit.
Ah ! mon petit poulet, pensa-t-il, tu as joliment bien fait dentrer
dans latelier ! Cest toi qui me fourniras le réponse.
Aussitôt il lâcha le poulet, qui se met à manger
le millet. Là-dessus, lambassadeur remet ses babouches,
se lève et sen va, comme un homme qui sait à quoi
sen tenir.
À peine est-il dehors que le roi descend de son trône ;
on entoure le tisserand, on lui demande ce que tout cela signifie. Aussi
à laise parmi les grands du royaume que devant les fils
de sa trame, il répond sans se presser :
Cet homme était venu dire : Si notre roi vient vous combattre
et cerne votre capitale, que ferez-vous ? Le reconnaîtrez-vous
pour votre maître, ou vous défendrez-vous ? Jai mis
les osselets devant lui. Cela signifiait : Comparé à nous
vous êtes des enfants.
Il est vrai, dit le roi, quétant petits nous avons
tous joué aux osselets, moi comme les autres. Continue.
En répandant le millet, lambassadeur a répliqué
: Nos soldats sont innombrables. Jai lâché le poulet
pour répondre ceci : Un seul dentre nous en massacrerait
cent des vôtres.
Le roi fut émerveillé. Il comprit que le tisserand lui
avait rendu un service inestimable, car lambassadeur sétait
retiré sans un geste de menace. Cet homme devait être bien
convaincu que des gens capables de répondre ainsi donneraient
du fil à retordre à qui se permettrait de les attaquer.
Plein dadmiration pour le tisserand, le roi aurait voulu le combler
dhonneurs et même le nommer son grand vizir ; mais lartisan
ne voulut accepter quun tout petit cadeau.
Tisserand je suis, dit-il, et tisserand je resterai.
Puis, avant de rentrer chez lui pour reprendre la navette, il ajouta
:
Je te prie seulement, ô roi, de ne jamais oublier que,
parmi tes plus humbles sujets, il y a des hommes capables de comprendre
ce qui dépasse lintelligence de ton grand vizir. Mets-toi
bien dans lesprit que les tisserands, les cordonniers, les forgerons,
les charpentiers, ne sont pas nécessairement des imbéciles.