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L'ingénieux Tisserand

 

Conte d'Arménie
MAURICE BOUCHOR

 

 

 

Entouré de ses ministres et d’autres grands personnages, un roi était assis sur son trône et recevait l’ambassadeur d’un autre roi, qui, à plusieurs reprises, avait voulu lui chercher querelle.
Dans le pays de cet autre roi, on avait horreur du bavardage. On ne s’y fiait guère à celui qui, pour vous persuader de son intelligence ou de sa force, recourait à de beaux discours ; au contraire, on y croyait volontiers un homme très sobre en paroles. On y estimait entre tous celui qui était capable de faire comprendre sa pensée sans dire un mot et de saisir celle d’autrui sans poser une question.
Ayant été introduit auprès du roi, l’ambassadeur, en silence, traça un cercle autour du trône. Ce fut tout son message. Puis, après avoir ôté ses babouches, il s’assit en face du roi, les jambes croisées. Il resta là, serrant les lèvres, comme un homme qui attend une réponse.
Le roi n’avait pas compris le cercle tracé autour de son trône. Il interrogea du regard, puis à voix basse, le grand vizir, les autres ministres, les nobles, les officiers qui l’entouraient. Personne n’avait compris.
Le roi fut extrêmement irrité. C’était une grande honte qu’il n’y eut point parmi ses conseillers, un homme assez intelligent pour lui expliquer la pensée de l’ambassadeur. Il leur eût sans doute adressé de violents reproches qui eussent fait trembler les murs de la salle, car il était fort peu endurant et il avait une très grosse voix ; mais il n’osait pas laisser éclater sa colère devant l’étranger, qui continuait à le regarder en silence. Enfin, roulant des yeux terribles, il dit tout bas au grand vizir d’envoyer en ville des émissaires, afin d’en ramener les hommes les plus avisés qu’ils pourraient découvrir. Il ajouta que, si l’on ne trouvait personne qui fût capable d’expliquer le message de l’ambassadeur, il ferait trancher la tête de tous ses ministres.
Tandis que les messagers s’en allaient de rue en rue, de maison en maison, cherchant l’homme nécessaire, le roi et l’ambassadeur demeurèrent en face l’un de l’autre sans proférer une syllabe. Bien que le roi fît semblant de réfléchir pour se donner une contenance, il était fort gêné. Tous ceux qui l’entouraient, accablés par la honte ou tremblant de frayeur, ne savait que faire de leur corps. Seul, l’ambassadeur était parfaitement à son aise.

Les envoyés du roi cheminaient deux par deux. Il se trouva que deux d’entre eux, croyant pénétrer chez un savant peu fortuné, dont on leur avait venté l’intelligence, entrèrent dans l’humble logis d’un tisserand. Ayant monté l’unique étage de la maison et poussé une porte, ils trouvèrent une toute petite fille endormie dans un berceau. Le père travaillait en bas, la mère était au marché, et l’enfant s’était assoupie au doux va-et-vient de la couchette. Car le berceau était en mouvement, bien qu’il n’y eût personne dans la chambre ni dans la pièce voisine. Fort surpris, les messagers montèrent sur la terrasse de la maison. Là encore, ils ne découvrirent pas une âme ; et cependant un grand roseau, planté dans le sol, se balançait de façon régulière, sans qu’il y eût un souffle de brise. Ils comprirent que ce roseau était là pour écarter les oiseaux par son balancement. En effet, la terrassa était couverte de grains de blé, qu’on avait lavés, puis étendus au soleil pour les sécher, et il est certain que, sans l’agitation du roseau, les oiseaux ne se seraient point gênés pour picorer le froment.
De plus en plus étonnés, les deux envoyés du roi redescendirent et pénétrèrent dans un petit atelier qui donnait d’un côté sur la rue, de l’autre sur une cour. Ils n’avaient pas eu l’idée d’y entrer avant de monter à l’appartement qu’ils croyaient être celui du savant ; mais ils voulaient maintenant se renseigner sur ce qui leur avait paru si étrange.
Ils trouvèrent le tisserand fort occupé à lancer sa navette sur le métier : il achevait une pièce de toile.
L’artisan, interrogé, fit voir à ses visiteurs qu’il avait attaché un fil à l’un des bouts de sa navette, un autre fil à l’autre bout. Tandis qu’il tissait, les deux fils, qui allaient de l’atelier à la chambre et à la terrasse, avaient été placés le long des murs, pour ne pas embarrasser le passage, de sorte que les gens du roi ne les avaient point remarqués.
Ils se regardèrent en hochant la tête avec admiration.
– C’est un malin ! se disaient dans le langage des yeux.
Ils eurent aussitôt la même pensée :
– Voilà l’homme qu’il nous faut.
Ils informèrent le tisserand qu’un ambassadeur étranger était venu tracer un cercle autour du trône royal, et que personne ne comprenait ce qu’il avait voulu dire par là.
– Viens avec nous, firent-ils ; et, si tu réussis à expliquer la chose, le roi te récompensera magnifiquement.
Le tisserand réfléchit à ce qu’il venait d’entendre ; puis il ramassa par terre deux osselets avec lesquels son garçon, en rentrant de l’école, jouait à la manière des enfants, lorsqu’il recevait la visite d’un petit camarade.
Comme l’artisan allait sortir de chez lui, un jeune poulet, venu de la cour, entra dans l’atelier, dont la porte était grande ouverte, en cherchant quelque chose à picorer.
– Qui sait, pensa le tisserand, si tu ne me seras pas utile ?
Alors, saisissant le poulet, il le fourra dans sa ceinture. Puis il suivit les deux hommes, qui le menèrent au palais.
Voilà notre tisserand devant le trône du roi, et chargé de répondre à l’ambassadeur. Il se garda bien de faire entendre le son de sa voix.
– Cet homme-là n’aime point les paroles, se dit-il : taisons-nous, et rendons-lui la monnaie de sa pièce.
Ayant ainsi parlé dans sa tête, il prend ses deux osselets et va les poser à terre, devant l’ambassadeur. Puis il le regarde bien en face, tranquillement.
L’ambassadeur paru surpris et quelque peu vexé ; mais bientôt, reprenant son air calme, il tira de sa poche une poignée de millet et la répandit à terre.
Le tisserand sourit.
– Ah ! mon petit poulet, pensa-t-il, tu as joliment bien fait d’entrer dans l’atelier ! C’est toi qui me fourniras le réponse.
Aussitôt il lâcha le poulet, qui se met à manger le millet. Là-dessus, l’ambassadeur remet ses babouches, se lève et s’en va, comme un homme qui sait à quoi s’en tenir.
À peine est-il dehors que le roi descend de son trône ; on entoure le tisserand, on lui demande ce que tout cela signifie. Aussi à l’aise parmi les grands du royaume que devant les fils de sa trame, il répond sans se presser :
– Cet homme était venu dire : Si notre roi vient vous combattre et cerne votre capitale, que ferez-vous ? Le reconnaîtrez-vous pour votre maître, ou vous défendrez-vous ? J’ai mis les osselets devant lui. Cela signifiait : Comparé à nous vous êtes des enfants.
– Il est vrai, dit le roi, qu’étant petits nous avons tous joué aux osselets, moi comme les autres. Continue.
– En répandant le millet, l’ambassadeur a répliqué : Nos soldats sont innombrables. J’ai lâché le poulet pour répondre ceci : Un seul d’entre nous en massacrerait cent des vôtres.
Le roi fut émerveillé. Il comprit que le tisserand lui avait rendu un service inestimable, car l’ambassadeur s’était retiré sans un geste de menace. Cet homme devait être bien convaincu que des gens capables de répondre ainsi donneraient du fil à retordre à qui se permettrait de les attaquer.
Plein d’admiration pour le tisserand, le roi aurait voulu le combler d’honneurs et même le nommer son grand vizir ; mais l’artisan ne voulut accepter qu’un tout petit cadeau.
– Tisserand je suis, dit-il, et tisserand je resterai.
Puis, avant de rentrer chez lui pour reprendre la navette, il ajouta :
– Je te prie seulement, ô roi, de ne jamais oublier que, parmi tes plus humbles sujets, il y a des hommes capables de comprendre ce qui dépasse l’intelligence de ton grand vizir. Mets-toi bien dans l’esprit que les tisserands, les cordonniers, les forgerons, les charpentiers, ne sont pas nécessairement des imbéciles.