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Le Chemin du Diable

 

ALEXANDRE DUMAS

 

 

 

Malgré le nom ambitieux qu’elles portent, les ruines de Kœnigsfelden ne sont l’objet d’aucune tradition du Moyen Age ; tout ce que l’histoire en dit, c’est que le dernier rejeton de ses comtes étant mort en 1581, cette forteresse devint la bastille de l’archevêque de Mayence, qui mettait là ses prisonniers.
L’envie nous prit de déjeuner au milieu de cette ruine de notre façon.
De notre salle à manger, que nous avions établie sur la plate-forme de Kœnigsfelden, nous avions une vue magnifique. À notre gauche, l’Alt-Kœnig, la seule montagne du Taunus que le vautour des Alpes juge digne de son nid ; le grand Feldberg, où une ancienne tradition dit que se retira la reine Brunehaut, et où l’on montre encore son ermitage creusé dans le rocher ; enfin, en face de nous, Falkenstein ou la Pierre aux Faucons, dont les ruines conservent la vieille tradition du chevalier Cuno de Sagen et d’Ermangarde.
C’était deux beaux jeunes gens qui s’aimaient ; ils étaient jeunes, riches et nobles tous deux, et chacun avait à offrir autant qu’il donnait. Ils ne virent donc à leur bonheur d’autre empêchement que l’humeur fantasque du vieux comte de Falkenstein. Au moment où le chevalier de Sagen fit sa demande, le père d’Ermangarde était sans doute dans de mauvaises dispositions d’estomac ; car, conduisant celui qui devait être son gendre sur un balcon, d’où l’on dominait toute la montagne sur laquelle était situé le château appelé la Pierre aux Faucons, parce qu’il fallait, en quelque sorte, les ailes de cet oiseau pour y parvenir.
– Vous me demandez ma fille ? lui dit-il. Eh bien ! elle est à vous, mais à une condition : faites tailler dans la montagne un chemin par lequel on puisse monter à cheval jusque dans la cour du château, car je commence à me faire vieux, et monter à pied me fatigue.
– La chose est difficile, dit Sagen ; mais n’importe ! mes mineurs sont les meilleurs de tout le Taunus, et je l’entreprendrai. Combien de temps me donnez-vous pour cela ?
– Je vous donne jusqu’à demain matin, à six heures.
– Jusqu’à demain matin ! reprit-il.
– Pas une heure de plus, pas une heure de moins ; venez demain matin me demander à cheval la main de ma fille, et cela par un chemin où je puisse la conduire à cheval à l’église, et Ermangarde est à vous.
– Mais c’est impossible ! s’écria Sagen.
– Rien n’est impossible à l’amour, répondit le vieillard en riant. Ainsi, à demain, mon gendre.
Et il ferma la porte au nez du pauvre chevalier.
Sagen descendit tout pensif le sentier maudit ; à peine si, à pied et avec de grandes précautions, on ne courait pas le risque de se rompre le cou. Tout le long du chemin il frappait la montagne du taillant de son épée. C’était une véritable malédiction. La montagne était composée de la roche la plus dure, du véritable granit de première formation.
Aussi ne fut-ce que pour l’acquit de sa conscience et pour n’avoir rien à se reprocher qu’il s’achemina vers ses mines. Arrivé à l’ouverture, il fit appeler le chef de ses mineurs.
– Wigfrid, lui dit-il, tu t’es toujours vanté à moi d’être le plus habile de tes confrères.
– Et je m’en vante encore, monseigneur, répondit Wigfrid.
– Eh bien ! combien te faudrait-il de temps, en rassemblant tous tes ouvriers, pour tailler, depuis le bas jusqu’au haut du Falkenstein, un chemin par lequel on pût monter au château à cheval ?
– Mais, dit le mineur, à tout autre il faudrait dix-huit mois, moi je ferai le travail en un an.
Le chevalier poussa un soupir et ne répondit même pas. Puis, faisant signe au vieux mineur qu’il pouvait retourner à sa besogne, il s’assit pensif à l’entrée de la galerie.
Il tomba dans une si profonde rêverie qu’il ne s’aperçut pas que, l’heure du repos étant arrivée, tous ses ouvriers avaient quitté la mine.
Bientôt le soir arriva, et avec lui ce moment qui n’est déjà plus le jour et pas encore la nuit, où les vapeurs s’élevant de la terre montent au ciel en nuages pour retourner en rosée ; mais le chevalier ne voyait qu’une chose, c’était, perdu dans la brume fantastique des prairies, le château inaccessible de Falkenstein.
Tout à coup il entendit qu’on l’appelait par son nom ; il se retourna. Au haut de l’échelle qui conduisait de la galerie inférieure au jour, et sur le dernier échelon, se tenait debout un petit vieux bonhomme, haut d’une coudée à peine, dont les cheveux et la barbe étaient blanchis par l’âge, et dont cependant les yeux brillaient comme ceux d’un jeune homme.
– Chevalier de Sagen ! dit encore une fois le nain.
– Eh bien ! que me veux-tu ? demanda le chevalier en regardant avec étonnement cette étrange apparition.
– Je veux t’offrir mes services ; j’ai entendu ce que tu demandais au vieux mineur.
– Après ?
– J’ai entendu aussi ce qu’il t’a répondu.
Le chevalier poussa un soupir.
– C’est un brave garçon qui sait bien son métier continua le nain, mais moi je le sais encore mieux que lui.
– Et combien te faudrait-il de temps, à toi, pour faire ce chemin ?
– Avec l’aide de mes compagnons bien entendu ?
– Avec l’aide de tes compagnons.
– À moi, il me faudrait une heure.
– Une heure ! Et qui es-tu donc ?
– Je suis le chef des lutins qui habitent les profondeurs de la montagne.
Le chevalier se signa.
– Oh ! ne crains rien, dit le nain, nous ne sommes ni ennemis des hommes ni maudits de Dieu ; nous sommes un des anneaux invisibles qui unissent la terre au ciel, seulement, autant au-dessus des hommes que les hommes sont au-dessus de la bête, nous avons mille moyens qui sont inconnus de tes pareils.
– Et parmi ces moyens, tu auras celui de faire le chemin en une heure ?
– Oui, mais tu sais, rien pour rien.
– Que veux-tu dire ? demanda le chevalier avec inquiétude.
– Je te parle la langue des hommes, cependant.
– Eh bien ! demande ce que tu voudras, et tout ce qui est au pouvoir de l’homme, tout ce qui ne compromettra pas le salut de mon âme, je te l’accorderai.
– Fais cesser aujourd’hui même la mine de Sainte-Marguerite, qui est déjà si près de mon palais souterrain que j’entends de mon lit les coups de marteaux de tes ouvriers. Je ne te demande pas un grand sacrifice, car tu dois remarquer que le filon s’épuise et que le minerai devient rare.
– N’est-ce que cela ? S’écria le chevalier.
– Pas d’avantage, dit le nain, et encore je te donnerai un dédommagement. À gauche de la mine, à l’endroit où tu trouveras la tête d’un cheval, creuse, et tu trouveras deux filons abondants à enrichir un roi.
– Cent fois merci ! dit le chevalier. À compter de demain, tu dormiras tranquille.
– Ta parole ?
– Foi de chevalier ! La tienne ?
– Foi de lutin !
– Et qu’y a-t-il à faire maintenant ?
– Rien, va te coucher, rêve à ta belle, et demain à cinq heures, monte à cheval, tu trouveras la route faite.
Et, à ces mots, le petit vieux disparut comme si l’échelon eût manqué et qu’il se fût abîmé dans le puits.
Le chevalier rentra chez lui, fit appeler Wigfrid, lui ordre de changer dès le lendemain la direction des travaux, puis il attendit avec impatience.
Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, il s’avança vers son balcon qui donnait sur Falkenstein, et comme il en était éloigné d’une demi-lieue à peu près, il n’entendit rien, mais il vit une multitude de lueurs qui montaient et qui descendaient au flanc de la montagne, si nombreuses qu’on eut dit un essaim de lucioles.
Le vieux comte de Falkenstein entendit, au contraire, un grand bruit et courut à sa fenêtre, mais ne vit rien ; il lui semblait que des milliers de mineurs sapaient la montagne par sa baie ; il entendait le marteau retentir, il entendait la pioche mordre, il entendait les roches rouler, et il se dit :
– C’est mon gendre qui est à la besogne. Demain, il fera jour, nous verrons où il en sera.
Et il se recoucha bien tranquille, attendant le jour.
À six heures du matin, il fut réveillé par le hennissement d’un cheval, et en même temps sa fille entra toute joyeuse dans sa chambre, criant :
– Mon père, mon père, le chemin est fait, et voilà le chevalier Cuno de Sagen qui vient vous faire visite, monté sur son cheval de bataille.
Mais le vieux comte ne voulut pas croire ce que lui dit sa fille, et il se mit à rire en haussant les épaules. Cependant, aillant entendu une seconde fois les hennissements d’un coursier, il se leva et alla à la fenêtre.
Le chevalier était dans la cour, caracolant sur le plus beau et le plus fringant de ses palefrois. En ce moment six heures sonnèrent à l’horloge du château.
– Comte, dit le chevalier en saluant le vieux seigneur, j’espère que vous serez aussi fidèle à votre promesse que j’ai étais exacte au rendez-vous, et qu’aujourd’hui même vous essaierez, en venant à l’église, le chemin que je vous ai fait faire cette nuit.
– Un gentilhomme n’a que sa parole, et ma parole est donnée, répondit le vieux comte ; si le chemin est tel que vous le dites, ma fille est à vous.
Le même jour, une cavalcade descendit du château de Falkenstein, se dirigeant vers l’église de Kromberg, par le chemin taillé dans le roc qui existe encore aujourd’hui, et qu’aujourd’hui encore on appelle le chemin du diable.