Malgré le
nom ambitieux quelles portent, les ruines de Knigsfelden
ne sont lobjet daucune tradition du Moyen Age ; tout ce
que lhistoire en dit, cest que le dernier rejeton de ses
comtes étant mort en 1581, cette forteresse devint la bastille
de larchevêque de Mayence, qui mettait là ses prisonniers.
Lenvie nous prit de déjeuner au milieu de cette ruine de
notre façon.
De notre salle à manger, que nous avions établie sur la
plate-forme de Knigsfelden, nous avions une vue magnifique. À
notre gauche, lAlt-Knig, la seule montagne du Taunus que
le vautour des Alpes juge digne de son nid ; le grand Feldberg, où
une ancienne tradition dit que se retira la reine Brunehaut, et où
lon montre encore son ermitage creusé dans le rocher ;
enfin, en face de nous, Falkenstein ou la Pierre aux Faucons, dont les
ruines conservent la vieille tradition du chevalier Cuno de Sagen et
dErmangarde.
Cétait deux beaux jeunes gens qui saimaient ; ils
étaient jeunes, riches et nobles tous deux, et chacun avait à
offrir autant quil donnait. Ils ne virent donc à leur bonheur
dautre empêchement que lhumeur fantasque du vieux
comte de Falkenstein. Au moment où le chevalier de Sagen fit
sa demande, le père dErmangarde était sans doute
dans de mauvaises dispositions destomac ; car, conduisant celui
qui devait être son gendre sur un balcon, doù lon
dominait toute la montagne sur laquelle était situé le
château appelé la Pierre aux Faucons, parce quil
fallait, en quelque sorte, les ailes de cet oiseau pour y parvenir.
Vous me demandez ma fille ? lui dit-il. Eh bien ! elle est à
vous, mais à une condition : faites tailler dans la montagne
un chemin par lequel on puisse monter à cheval jusque dans la
cour du château, car je commence à me faire vieux, et monter
à pied me fatigue.
La chose est difficile, dit Sagen ; mais nimporte ! mes
mineurs sont les meilleurs de tout le Taunus, et je lentreprendrai.
Combien de temps me donnez-vous pour cela ?
Je vous donne jusquà demain matin, à six
heures.
Jusquà demain matin ! reprit-il.
Pas une heure de plus, pas une heure de moins ; venez demain
matin me demander à cheval la main de ma fille, et cela par un
chemin où je puisse la conduire à cheval à léglise,
et Ermangarde est à vous.
Mais cest impossible ! sécria Sagen.
Rien nest impossible à lamour, répondit
le vieillard en riant. Ainsi, à demain, mon gendre.
Et il ferma la porte au nez du pauvre chevalier.
Sagen descendit tout pensif le sentier maudit ; à peine si, à
pied et avec de grandes précautions, on ne courait pas le risque
de se rompre le cou. Tout le long du chemin il frappait la montagne
du taillant de son épée. Cétait une véritable
malédiction. La montagne était composée de la roche
la plus dure, du véritable granit de première formation.
Aussi ne fut-ce que pour lacquit de sa conscience et pour navoir
rien à se reprocher quil sachemina vers ses mines.
Arrivé à louverture, il fit appeler le chef de ses
mineurs.
Wigfrid, lui dit-il, tu tes toujours vanté à
moi dêtre le plus habile de tes confrères.
Et je men vante encore, monseigneur, répondit Wigfrid.
Eh bien ! combien te faudrait-il de temps, en rassemblant tous
tes ouvriers, pour tailler, depuis le bas jusquau haut du Falkenstein,
un chemin par lequel on pût monter au château à cheval
?
Mais, dit le mineur, à tout autre il faudrait dix-huit
mois, moi je ferai le travail en un an.
Le chevalier poussa un soupir et ne répondit même pas.
Puis, faisant signe au vieux mineur quil pouvait retourner à
sa besogne, il sassit pensif à lentrée de
la galerie.
Il tomba dans une si profonde rêverie quil ne saperçut
pas que, lheure du repos étant arrivée, tous ses
ouvriers avaient quitté la mine.
Bientôt le soir arriva, et avec lui ce moment qui nest déjà
plus le jour et pas encore la nuit, où les vapeurs sélevant
de la terre montent au ciel en nuages pour retourner en rosée
; mais le chevalier ne voyait quune chose, cétait,
perdu dans la brume fantastique des prairies, le château inaccessible
de Falkenstein.
Tout à coup il entendit quon lappelait par son nom
; il se retourna. Au haut de léchelle qui conduisait de
la galerie inférieure au jour, et sur le dernier échelon,
se tenait debout un petit vieux bonhomme, haut dune coudée
à peine, dont les cheveux et la barbe étaient blanchis
par lâge, et dont cependant les yeux brillaient comme ceux
dun jeune homme.
Chevalier de Sagen ! dit encore une fois le nain.
Eh bien ! que me veux-tu ? demanda le chevalier en regardant
avec étonnement cette étrange apparition.
Je veux toffrir mes services ; jai entendu ce que
tu demandais au vieux mineur.
Après ?
Jai entendu aussi ce quil ta répondu.
Le chevalier poussa un soupir.
Cest un brave garçon qui sait bien son métier
continua le nain, mais moi je le sais encore mieux que lui.
Et combien te faudrait-il de temps, à toi, pour faire
ce chemin ?
Avec laide de mes compagnons bien entendu ?
Avec laide de tes compagnons.
À moi, il me faudrait une heure.
Une heure ! Et qui es-tu donc ?
Je suis le chef des lutins qui habitent les profondeurs de la
montagne.
Le chevalier se signa.
Oh ! ne crains rien, dit le nain, nous ne sommes ni ennemis des
hommes ni maudits de Dieu ; nous sommes un des anneaux invisibles qui
unissent la terre au ciel, seulement, autant au-dessus des hommes que
les hommes sont au-dessus de la bête, nous avons mille moyens
qui sont inconnus de tes pareils.
Et parmi ces moyens, tu auras celui de faire le chemin en une
heure ?
Oui, mais tu sais, rien pour rien.
Que veux-tu dire ? demanda le chevalier avec inquiétude.
Je te parle la langue des hommes, cependant.
Eh bien ! demande ce que tu voudras, et tout ce qui est au pouvoir
de lhomme, tout ce qui ne compromettra pas le salut de mon âme,
je te laccorderai.
Fais cesser aujourdhui même la mine de Sainte-Marguerite,
qui est déjà si près de mon palais souterrain que
jentends de mon lit les coups de marteaux de tes ouvriers. Je
ne te demande pas un grand sacrifice, car tu dois remarquer que le filon
sépuise et que le minerai devient rare.
Nest-ce que cela ? Sécria le chevalier.
Pas davantage, dit le nain, et encore je te donnerai un
dédommagement. À gauche de la mine, à lendroit
où tu trouveras la tête dun cheval, creuse, et tu
trouveras deux filons abondants à enrichir un roi.
Cent fois merci ! dit le chevalier. À compter de demain,
tu dormiras tranquille.
Ta parole ?
Foi de chevalier ! La tienne ?
Foi de lutin !
Et quy a-t-il à faire maintenant ?
Rien, va te coucher, rêve à ta belle, et demain
à cinq heures, monte à cheval, tu trouveras la route faite.
Et, à ces mots, le petit vieux disparut comme si léchelon
eût manqué et quil se fût abîmé
dans le puits.
Le chevalier rentra chez lui, fit appeler Wigfrid, lui ordre de changer
dès le lendemain la direction des travaux, puis il attendit avec
impatience.
Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, il savança
vers son balcon qui donnait sur Falkenstein, et comme il en était
éloigné dune demi-lieue à peu près,
il nentendit rien, mais il vit une multitude de lueurs qui montaient
et qui descendaient au flanc de la montagne, si nombreuses quon
eut dit un essaim de lucioles.
Le vieux comte de Falkenstein entendit, au contraire, un grand bruit
et courut à sa fenêtre, mais ne vit rien ; il lui semblait
que des milliers de mineurs sapaient la montagne par sa baie ; il entendait
le marteau retentir, il entendait la pioche mordre, il entendait les
roches rouler, et il se dit :
Cest mon gendre qui est à la besogne. Demain, il
fera jour, nous verrons où il en sera.
Et il se recoucha bien tranquille, attendant le jour.
À six heures du matin, il fut réveillé par le hennissement
dun cheval, et en même temps sa fille entra toute joyeuse
dans sa chambre, criant :
Mon père, mon père, le chemin est fait, et voilà
le chevalier Cuno de Sagen qui vient vous faire visite, monté
sur son cheval de bataille.
Mais le vieux comte ne voulut pas croire ce que lui dit sa fille, et
il se mit à rire en haussant les épaules. Cependant, aillant
entendu une seconde fois les hennissements dun coursier, il se
leva et alla à la fenêtre.
Le chevalier était dans la cour, caracolant sur le plus beau
et le plus fringant de ses palefrois. En ce moment six heures sonnèrent
à lhorloge du château.
Comte, dit le chevalier en saluant le vieux seigneur, jespère
que vous serez aussi fidèle à votre promesse que jai
étais exacte au rendez-vous, et quaujourdhui même
vous essaierez, en venant à léglise, le chemin que
je vous ai fait faire cette nuit.
Un gentilhomme na que sa parole, et ma parole est donnée,
répondit le vieux comte ; si le chemin est tel que vous le dites,
ma fille est à vous.
Le même jour, une cavalcade descendit du château de Falkenstein,
se dirigeant vers léglise de Kromberg, par le chemin taillé
dans le roc qui existe encore aujourdhui, et quaujourdhui
encore on appelle le chemin du diable.