Le Diable, après
avoir longtemps examiné quel pouvait être, entre tous les
métiers exercés ici-bas, celui qui rapportait le plus,
et où il était le plus facile, per fas et nefas, de faire
rapidement fortune, finit par être convaincu que c'était
la profession de meunier. En conséquence, il résolut d'établir
un moulin dans la vallée de l'Igneraie, sur le territoire de
la paroisse de Lacs. Il le construisit tout en fer : meules, rouages,
abret (l'arbre qui sert d'essieu à la roue du moulin), tout le
virant-tournant, comme on dit en Berry, était en ce métal,
et les diverses pièces du mécanisme avaient été
forgées dans les ateliers souterrains de l'Enfer. Jamais chose
pareille ne s'était vue dans le pays ni ailleurs. Aussi les meulants
(les pratiques du meunier ; ceux dont le meunier fait passer le blé
sous la meule) affluèrent-ils à la nouvelle usine, et
la vogue fut si entraînante que tous les meuniers des environs,
dont, au reste, on avait grandement à se plaindre, finirent par
éprouver un chômage complet, qui les eut bientôt
réduits à la besace.
Toutefois, les chalands de Georgeon (le Diable vaincu par saint Georges)
ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'ils étaient
tombés de fièvre en chaud mal ; car lorsque le Vilain
eut accaparé toute la clientèle de la vallée, il
traita si mal ses pratiques que celles-ci en crièrent plus que
jamais misère. Heureusement, sur ces entrefaites, saint Martin
se trouva à passer par Lacs. Il fut touché de la position
de ce pauvre peuple et résolut aussitôt de lui venir en
aide. C'était pendant un hiver fort rigoureux, ce qui augmentait
encore la détresse publique.
Saint Martin se mit donc sur-le-champ à construire, à
quelque cent toises en amont de l'établissement de Georgeon,
un moulin tout en glace. Ce fut, grâce au pouvoir du bienheureux,
l'affaire de deux matins. Dès que les grandes roues de la nouvelle
usine tournèrent et resplendirent au soleil comme deux immenses
pièces d'artifices, tous les métayers et ménageots
(le journalier qui possède une chétive maison, une chènevière
et quelques boisselées de terre) de la contrée, semblables
à l'alouette qu'attirent les feux scintillants du miroir, s'empressèrent
d'apporter leur blé à saint Martin, et chacun d'eux s'en
retourna si content de la quantité et de la qualité de
la farine que lui avait livrée le divin meunier, qu'en peu de
temps Georgeon se trouva à son tour sans pratiques.
Le Diable, voyant cela, se rendit un beau jour de la fin décembre,
chez saint Martin et lui proposa d'échanger son moulin de fer
contre le moulin de glace. Saint Martin répondit qu'il le voulait
bien ; seulement, il lui demanda mille pistoles de retour. C'était
exactement le chiffre du gain illicite qu'avait fait le Diable dans
l'exercice de sa nouvelle industrie. Georgeon trouva cette condition
excessivement dure ; mais le saint tint bon, et le marché fut
conclu. Le Vilain était, depuis huit jours, établi dans
sa splendide usine, qui marchait à merveille, grâce au
froid dont l'intensité allait augmentant, lorsque tout à
coup la tiède haleine du renouveau apporta le plus grand désordre
dans l'harmonie du mécanisme. Les meules, jusque-là brillantes
et dures comme le diamant, commencèrent à suer en si grande
abondance, attendries qu'elles étaient par le souffle printanier,
qu'elles ne tardèrent pas à laisser échapper de
la pâte au lieu de la farine fine et sèche qu'elles donnaient
auparavant. À la vue de ce prodige, Georgeon perdit complètement
la tête. Ne pouvant se vouer à aucun saint, en raison de
sa qualité de réprouvé, il s'assit, sombre et désespéré,
sur la berge de son écluse, et là, d'un il sec et
enflammé de colère, il vit fondre son moulin jusqu'à
la dernière parcelle. Alors, il se leva en silence, s'en fut
droit au moulin de fer, reprocha à saint Martin dans les termes
les plus acerbes de l'avoir trompé, et finit par lui réclamer
un dédommagement. Saint Martin se tint à quatre pour ne
pas lui rire au nez et se contenta de lui demander lequel d'entre eux
avait proposé à l'autre de faire l'échange des
deux moulins.
Quant à un dédommagement, ajouta-t-il, je ne crois
pas t'en devoir. Cependant, voici un champ que je me propose de planter
en pommes de terre ; si tu veux fournir la moitié de la semence,
tu auras la moitié de la récolte.
J'y consens, dit Georgeon, qui se voyait complètement
ruiné et ne savait plus de quel bois faire flèche.
Quand la maturité des pommes de terre fut venue, saint Martin
dit au diable :
Ah ! ça, voici notre récolte bonne à prendre
; mais comme je n'aime pas les reproches, choisis ta part : veux-tu
le dessus ou le dessous, les tiges ou les racines ?
Je prends les tiges, dit aussitôt Georgeon, qui était
très neuf en agriculture.
Et il se mit de suite à faucher et à engranger ses fanes
de pommes de terre, croyant avoir fait un marché d'or. Ce ne
fut que lorsqu'il vit saint Martin sortir de terre les nombreux et jaunes
tubercules, qu'il comprit toute l'étendue de sa bévue.
Nouveaux reproches de la part du Diable ; nouvelle envie de rire de
la part de saint Martin.
Tu n'es jamais content ! s'écria ce dernier. Voyons, dans
deux mois, la saison des semailles sera arrivée ; mon intention
est de faire du froment à la place des pommes de terre : si tu
veux fournir la moitié de la semence, tu auras la moitié
de la récolte.
Volontiers, répondit Georgeon qui se proposait bien, cette
fois, de se récupérer d'une partie de ses pertes.
Au moment de la moisson, saint Martin dit à son associé
:
Je te donne encore le choix ; que préfères-tu ?
le dessus ou le dessous, les racines ou les tiges ?
Oh ! pour le coup, à moi les racines ! s'écria
le Diable, d'un air triomphant et capable.
Saint Martin coupa et enleva aussitôt les gerbes : puis le Vilain
se mit en devoir d'arracher son chaume. Il ne lui fallut pas longtemps,
comme on peut le penser, pour s'apercevoir de sa nouvelle déconvenue.
Exaspéré, il courut, la rage dans le cur et lécume
à la bouche, au moulin de saint Martin, accabla le digne homme
d'un flot d'invectives, et termina son algarade par une provocation
au combat.
Va pour le combat ! répliqua tranquillement saint Martin,
mais à l'instant même, et dans cette chambre.
À l'instant même et dans cette chambre, reprit approbativement
Georgeon, en grinçant des dents d'impatience.
Comme nous sommes tous les deux vilains, et toi surtout, observa
malicieusement saint Martin, tu sais qu'il nous est interdit de vider
notre querelle autrement qu'avec le bâton ; eh bien, voici justement,
dans ce coin, une perche de chêne et un gourdin de néflier
qui feront notre affaire, et, quoique tu ne le mérites guère,
je veux être généreux jusqu'au bout : choisis ton
arme...
Ces mots étaient à peine lâchés que Georgeon
sauta sur la branche de chêne et chargea son adversaire avec furie
; mais, à chaque coup qu'il voulut porter, le haut bout de la
perche s'embarrassa dans les poutres et les solives de l'appartement,
et il ne put parvenir à atteindre son but, tandis que saint Martin,
qui s'était saisi du lourd bâton, le manuvrait à
sa fantaisie, se rapprocha habilement de Georgeon, et frappa à
bras raccourcis. La lutte devenait impossible.
Grâce ! grâce ! cria bientôt Georgeon.
Grâce, soit ! répondit saint Martin, en continuant
la bastonnade ; mais tu quitteras à l'instant la paroisse, et
l'on ne t'y reverra plus.
Je quitterai la paroisse ! Jamais on ne m'y reverra !... Mais
arrête donc !... arrête !
J'ai fini, dit saint Martin en lui allongeant un dernier et vigoureux
coup d'estoc ; va-t'en, maudit, et que je ne te rencontre plus !
Le Diable ne se le fit pas redire ; il sauta par la fenêtre et
disparut sous la saulaie qui ombrageait les abords du moulin. On ajoute
que ce fut pour reconnaître ce signalé service que les
habitants de Lacs placèrent, précisément à
cette époque, leur jolie petite église sous le patronage
du bienheureux saint Martin.