< retour

 

 

 

La femme sui mangeait peu

 

Conte des Asturies
ALFRED DE MUSSET

 

 

 

Il était une fois, un ménage dont le mari était berger d'un troupeau de chèvres. Le brave homme se rendait tous les lundis dans la montagne et ne rentrait chez lui que le samedi. Il était mince ! mince ! comme un roseau. Et sa femme était grosse ! grosse ! comme un vieux chêne.
Quand son mari était là, la femme ne mangeait presque rien ; elle se plaignait de douleurs d'estomac et disait qu'elle n'avait vraiment pas faim. Son mari s'étonnait :
– Ma femme ne mange rien ; et elle est fort grosse ; c'est bizarre.
Il raconta l'affaire à un autre berger qui lui dit :
– Lundi, au lieu de grimper dans la montagne, cache-toi dans la maison et tu verras bien si ta femme mange.
Arriva le lundi ; le berger jeta son sac sur son épaule et dit à sa femme :
– À samedi ! Soigne-toi bien ! Ne te rends pas malade à ne rien manger.
Elle lui répondit :
– Mais mon pauvre homme, je n'ai pas faim ! Rien que l'idée de manger me tord de vomissements, pouah ! C'est ma nature d'être grosse !
Le berger partit en direction de la montagne, mais à mi-chemin il fit demi–tour et, sans se montrer à sa femme, se glissa chez lui et se cacha dans l'arrière-cuisine.
De ce poste d'observation, il la vit manger une poule au riz. Dans l'après-midi, elle goûta d'une omelette au saucisson. À la nuit tombée, le berger sortit de sa cachette, entra dans la cuisine et dit à la gourmande :
– Bonjour !
– Mais, pourquoi es-tu revenu ? lui demanda-t-elle.
– Il y avait tellement de brouillard dans la montagne que j'ai eu peur de me perdre. De plus, il pleuvait et il tombait de gros grêlons.
Elle lui dit alors :
– Pose ton sac et assieds-toi, je vais te servir à dîner.
Elle plaça sur la table une écuelle de lait et une bouillie de maïs. Le berger lui dit :
– Tu ne dînes pas, ma femme ?
– Comment ! Dans l'état où je suis ! Tu en as de la chance d'avoir faim ! Pouah ! Mais dis–moi : comment se fait-il que tu ne sois pas mouillé s'il pleuvait et grêlait tant que ça dans la montagne ?
– Je vais te le dire ! C'est parce que j'ai pu m'abriter sous une pierre aussi grande que le pain que tu as entamé. Et grâce à ce chapeau improvisé presque aussi grand que l'omelette dont tu t'es régalée à quatre heures, je n'ai pas été touché par les grêlons aussi épais que le riz que tu as mangé pour accompagner la poule que tu t'étais préparée.