Il y avait autrefois
en la forêt de Cernas un gros vieux chêne qui pouvait bien
avoir cinq cents ans. La foudre l'avait frappé plusieurs fois,
et il avait dû se faire une tête nouvelle, un peu écrasée,
mais épaisse et verdoyante.
Longtemps ce chêne avait eu une mauvaise réputation. Les
plus vieilles gens du village voisin disaient encore que, dans leur
jeunesse, ce chêne parlait et menaçait ceux qui voulaient
se reposer sous son ombrage. Ils racontaient que deux voyageurs, y cherchant
un abri, avaient été foudroyés. L'un d'eux était
mort sur le coup ; l'autre s'était éloigné à
temps et n'avait été qu'étourdi, parce qu'il avait
été averti par une voix qui lui criait :
Va-t'en vite !
L'histoire était si ancienne qu'on n'y croyait plus guère,
et, bien que cet arbre portât encore le nom de chêne parlant,
les pâtours s'en approchaient sans trop de crainte. Pourtant le
moment vint où il fut plus que jamais réputé sorcier
après l'aventure d'Emmi.
Emmi était un pauvre petit gardeur de cochons, orphelin et très
malheureux, non seulement parce qu'il était mal logé,
mal nourri et mal vêtu, mais encore parce qu'il détestait
les bêtes que la misère le forçait à soigner.
Il en avait peur, et ces animaux, qui sont plus fins qu'ils n'en ont
l'air, sentaient bien qu'il n'était pas le maître avec
eux. Il s'en allait dès le matin, les conduisant à la
glandée, dans la forêt. Le soir, il les ramenait à
la ferme, et c'était pitié de le voir, couvert de méchants
haillons, la tête nue, ses cheveux hérissés par
le vent, sa pauvre petite figure pâle, maigre, terreuse, l'air
triste, effrayé, souffrant, chassant devant lui ce troupeau de
bêtes criardes, au regard oblique, à la tête baissée,
toujours menaçante. À le voir ainsi courir à leur
suite sur les sombres bruyères, dans la vapeur rouge du premier
crépuscule, on eût dit d'un follet des landes chassé
par une rafale.
Il eût pourtant été aimable et joli, ce pauvre petit
porcher, s'il eût été soigné, propre, heureux
comme vous autres, mes chers enfants qui me lisez. Lui ne savait pas
lire, il ne savait rien, et c'est tout au plus s'il savait parler assez
pour demander le nécessaire, et, comme il était craintif,
il ne le demandait pas toujours, c'était tant pis pour lui si
on l'oubliait.
Un soir, les pourceaux rentrèrent tout seuls à l'étable,
et le porcher ne parut pas à l'heure du souper. On n'y fit attention
que quand la soupe aux raves fut mangée, et la fermière
envoya un de ses gars pour appeler Emmi. Le gars revint dire qu'Emmi
n'était ni à l'étable, ni dans le grenier, où
il couchait sur la paille. On pensa qu'il était allé voir
sa tante, qui demeurait aux environs, et on se coucha sans plus songer
à lui.
Le lendemain matin, on alla chez la tante, et on s'étonna d'apprendre
qu'Emmi n'avait point passé la nuit chez elle. Il n'avait pas
reparu au village depuis la veille. On s'enquit de lui aux alentours,
personne ne l'avait vu. On le chercha en vain dans la forêt. On
pensa que les sangliers et les loups l'avaient mangé. Pourtant
on ne retrouva ni sa sarclette, sorte de houlette à manche
court dont se servent les porchers, ni aucune loque de son pauvre
vêtement ; on en conclut qu'il avait quitté le pays pour
vivre en vagabond, et le fermier dit que ce n'était pas un grand
dommage, que l'enfant n'était bon à rien, n'aimant pas
ses bêtes et n'ayant pas su s'en faire aimer.
Un nouveau porcher fut loué pour le reste de l'année,
mais la disparition d'Emmi effrayait tous les gars du pays ; la dernière
fois qu'on l'avait vu, il allait du côté du chêne
parlant, et c'était là sans doute qu'il lui était
arrivé malheur. Le nouveau porcher eut bien soin de n'y jamais
conduire son troupeau et les autres enfants se gardèrent d'aller
jouer de ce côté-là.
Vous me demandez ce qu'Emmi était devenu. Patience, je vais vous
le dire.
La dernière fois qu'il était allé à la forêt
avec ses bêtes, il avait avisé à quelque distance
du gros chêne une touffe de favasses en fleurs. La favasse ou
féverole, c'est cette jolie papilionacée à grappes
roses que vous connaissez, la gesse tubéreuse ; les tubercules
sont gros comme une noisette, un peu âpres quoique sucrés.
Les enfants pauvres en sont friands ; c'est une nourriture qui ne coûte
rien et que les pourceaux, qui en sont friands aussi, songent seuls
à leur disputer. Quand on parle des anciens anachorètes
vivant de racines, on peut être certain que le mets le plus recherché
de leur austère cuisine était, dans nos pays du centre,
le tubercule de cette gesse.
Emmi savait bien que les favasses ne pouvaient pas encore être
bonnes à manger, car on n'était qu'au commencement de
l'automne, mais il voulait marquer l'endroit pour venir fouiller la
terre quand la tige et la fleur seraient desséchées. Il
fut suivi par un jeune porc qui se mit à fouiller et qui menaçait
de tout détruire, lorsque Emmi, impatienté de voir le
ravage inutile de cette bête vorace, lui allongea un coup de sa
sarclette sur le groin. Le fer de la sarclette était fraîchement
repassé et coupa légèrement le nez du porc, qui
jeta un cri d'alarme. Vous savez comment ces animaux se soutiennent
entre eux, et comme certains de leurs appels de détresse les
mettent tous en fureur contre l'ennemi commun ; d'ailleurs, ils en voulaient
depuis longtemps à Emmi, qui ne leur prodiguait jamais ni caresses
ni compliments. Ils se rassemblèrent en criant à qui mieux
mieux et l'entourèrent pour le dévorer. Le pauvre enfant
prit la fuite, ils le poursuivirent ; ces bêtes ont, vous le savez,
l'allure effroyablement prompte ; il n'eut que le temps d'atteindre
le gros chêne, d'en escalader les aspérités et de
se réfugier dans les branches. Le farouche troupeau resta au
pied, hurlant, menaçant, essayant de fouir pour abattre l'arbre.
Mais le chêne parlant avait de formidables racines qui se moquaient
bien d'un troupeau de cochons. Les assaillants ne renoncèrent
pourtant à leur entreprise qu'après le coucher du soleil.
Alors, ils se décidèrent à regagner la ferme, et
le petit Emmi, certain qu'ils le dévoreraient s'il y allait avec
eux, résolut de n'y retourner jamais.
Il savait bien que le chêne passait pour être un arbre enchanté,
mais il avait trop à se plaindre des vivants pour craindre beaucoup
les esprits. Il n'avait vécu que de misère et de coups
; sa tante était très dure pour lui : elle l'obligeait
à garder les porcs, lui qui en avait toujours eu horreur. Il
était né comme cela, elle lui en faisait un crime, et,
quand il venait la voir en la suppliant de le reprendre avec elle, elle
le recevait, comme on dit, avec une volée de bois vert. Il la
craignait donc beaucoup, et tout son désir eût été
de garder les moutons dans une autre ferme où les gens eussent
été moins avares et moins mauvais pour lui.
Dans le premier moment après le départ des pourceaux,
il ne sentit que le plaisir d'être débarrassé de
leurs cris farouches et de leurs menaces, et il résolut de passer
la nuit où il était. Il avait encore du pain dans son
sac de toile bise, car, durant le siège qu'il avait soutenu,
il n'avait pas eu envie de manger. Il en mangea la moitié, réservant
le reste pour son déjeuner ; après cela, à la grâce
de Dieu !
Les enfants dorment partout. Pourtant Emmi ne dormait guère.
Il était malingre, souvent fiévreux, et rêvait plutôt
qu'il ne se reposait l'esprit durant son sommeil. Il s'installa du mieux
qu'il put entre deux maîtresses branches garnies de mousse, et
il eut grande envie de dormir ; mais le vent qui faisait mugir le feuillage
et grincer les branches l'effraya, et il se mit à songer aux
mauvais esprits, tant et si bien qu'il s'imagina entendre une voix grêle
et fâchée qui lui disait à plusieurs reprises :
Va-t'en, va-t'en d'ici !
D'abord Emmi, tremblant et la gorge serrée, ne songea point à
répondre ; mais, comme, en même temps que le vent s'apaisait,
la voix du chêne s'adoucissait et semblait lui murmurer à
l'oreille d'un ton maternel et caressant : " Va-t'en, Emmi, va-t'en
! " Emmi se sentit le courage de répondre :
Chêne, mon beau chêne, ne me renvoie pas. Si je descends,
les loups qui courent la nuit me mangeront.
Va, Emmi, va ! reprit la voix encore plus radoucie.
Mon bon chêne parlant, reprit aussi Emmi d'un ton suppliant,
ne m'envoie pas avec les loups. Tu m'as sauvé des porcs, tu as
été doux pour moi, sois-le encore. Je suis un pauvre enfant
malheureux, et je ne puis te faire aucun mal : garde-moi cette nuit
; si tu l'ordonnes, je m'en irai demain matin.
La voix ne répliqua plus, et la lune argenta faiblement les feuilles.
Emmi en conclut qu'il lui était permis de rester, ou bien qu'il
avait rêvé les paroles qu'il avait cru entendre. Il s'endormit
et, chose étrange, il ne rêva plus et ne fit plus qu'un
somme jusqu'au jour. Il descendit alors et secoua la rosée qui
pénétrait son pauvre vêtement.
Il faut pourtant, se dit-il, que je retourne au village, je dirai
à ma tante que mes porcs ont voulu me manger, que j'ai été
obligé de coucher sur un arbre, et elle me permettra d'aller
chercher une autre condition.
Il mangea le reste de son pain ; mais, au moment de se remettre en route,
il voulut remercier le chêne qui l'avait protégé
le jour et la nuit.
Adieu et merci, mon bon chêne, dit-il en baisant l'écorce,
je n'aurai plus jamais peur de toi, et je reviendrai te voir pour te
remercier encore.
Il traversa la lande, et il se dirigeait vers la chaumière de
sa tante, lorsqu'il entendit parler derrière le mur du jardin
de la ferme.
Avec tout ça, disait un des gars, notre porcher n'est
pas revenu, on ne l'a pas vu chez sa tante, et il a abandonné
son troupeau. C'est un sans-cur et un paresseux à qui je
donnerai une jolie roulée de coups de sabot, pour le punir de
me faire mener ses bêtes aux champs aujourd'hui à sa place.
Qu'est-ce que ça te fait, de mener les porcs ? dit l'autre
gars.
C'est une honte à mon âge, reprit le premier : cela
convient à un enfant de dix ans, comme le petit Emmi ; mais,
quand on en a douze, on a droit à garder les vaches ou tout au
moins les veaux.
Les deux gars furent interrompus par leur père.
Allons vite, dit-il, à l'ouvrage ! Quant à ce porcher
de malheur, si les loups l'ont mangé, c'est tant pis pour lui
; mais, si je le retrouve vivant, je l'assomme. Il aura beau aller pleurer
chez sa tante, elle est décidée à le faire coucher
avec les cochons pour lui apprendre à faire le fier et le dégoûté.
Emmi, épouvanté de cette menace, se le tint pour dit.
Il se cacha dans une meule de blé, où il passa la journée.
Vers le soir, une chèvre qui rentrait à l'étable,
et qui s'attardait à lécher je ne sais quelle herbe, lui
permit de la traire. Quand il eut rempli et avalé deux ou trois
fois le contenu de sa sébile de bois, il se renfonça dans
les gerbes jusqu'à la nuit. Quand il fit tout à fait sombre
et que tout le monde fut couché, il se glissa jusqu'à
son grenier et y prit diverses choses qui lui appartenaient, quelques
écus gagnés par lui que le fermier lui avait remis la
veille et dont sa tante n'avait pas encore eu le temps de le dépouiller,
une peau de chèvre et une peau de mouton dont il se servait l'hiver,
un couteau neuf, un petit pot de terre, un peu de linge fort déchiré.
Il mit le tout dans son sac, descendit dans la cour, escalada la barrière
et s'en alla à petits pas pour ne pas faire de bruit ; mais,
comme il passait près de l'étable à porcs, ces
maudites bêtes le sentirent ou l'entendirent et se prirent à
crier avec fureur. Alors, Emmi, craignant que les fermiers, réveillés
dans leur premier sommeil, ne se missent à ses trousses, prit
sa course et ne s'arrêta qu'au pied du chêne parlant.
Me voilà revenu, mon bon ami, lui dit-il. Permets-moi
de passer encore une nuit dans tes branches. Dis si tu le veux !
Le chêne ne répondit pas. Le temps était calme,
pas une feuille ne bougeait. Emmi pensa que qui ne dit mot consent.
Tout chargé qu'il était, il se hissa adroitement jusqu'à
la grosse enfourchure où il avait passé la nuit précédente,
et il y dormit parfaitement bien.
Le jour venu, il se mit en quête d'un endroit convenable pour
cacher son argent et son bagage, car il n'était encore décidé
à rien sur les moyens de s'éloigner du pays sans être
vu et ramené de force à la ferme. Il grimpa au-dessus
de la place où il se trouvait. Il découvrit alors dans
le tronc principal du gros arbre un trou noir fait par la foudre depuis
bien longtemps, car le bois avait formé tout autour un gros bourrelet
d'écorce. Au fond de cette cachette, il y avait de la cendre
et de menus éclats de bois hachés par le tonnerre.
Vraiment, se dit l'enfant, voilà un lit très doux
et très chaud où je dormirai sans risque de tomber en
rêvant. Il n'est pas grand, mais il l'est assez pour moi. Voyons
pourtant s'il n'est pas habité par quelque méchante bête.
Il fureta dans l'intérieur de ce refuge, et vit qu'il était
percé par en haut, ce qui devait amener un peu d'humidité
dans les temps de pluie. Il se dit qu'il était bien facile de
boucher ce trou avec de la mousse. Une chouette avait fait son nid dans
le conduit.
Je ne te dérangerai pas, pensa Emmi, mais je fermerai
la communication. Comme cela, nous serons chacun chez nous.
Quand il eut préparé son nid pour la nuit suivante et
installé son bagage en sûreté, il s'assit dans son
trou, les jambes dehors appuyées sur une branche, et se mit à
songer vaguement à la possibilité de vivre dans un arbre
; mais il eût souhaité que cet arbre fût au cur
de la forêt au lieu d'être auprès de la lisière,
exposé aux regards des bergers et porchers qui y amenaient leurs
troupeaux. Il ne pouvait prévoir que, par suite de sa disparition,
l'arbre deviendrait un objet de crainte, et que personne n'en approcherait
plus.
La faim commençait à se faire sentir, et, bien qu'il fût
très petit mangeur, il se ressentait bien de n'avoir rien pris
de solide la veille. Irait-il déterrer les favasses encore vertes
qu'il avait remarquées à quelques pas de là ? ou
irait-il jusqu'aux châtaigniers qui poussaient plus avant dans
la forêt ?
Comme il se préparait à descendre, il vit que la branche
sur laquelle reposaient ses pieds n'appartenait pas à son chêne.
C'était celle d'un arbre voisin qui entre-croisait ses belles
et fortes ramures avec celles du chêne parlant. Emmi se hasarda
sur cette branche et gagna le chêne voisin qui avait, lui aussi,
pour proche voisin un autre arbre facile à atteindre. Emmi, léger
comme un écureuil, s'aventura ainsi d'arbre en arbre jusqu'aux
châtaigniers où il fit une bonne récolte. Les châtaignes
étaient encore petites et pas très mûres ; mais
il n'y regardait pas de bien près, et il mit comme qui dirait
pied-à-terre pour les faire cuire dans un endroit bien désert
et bien caché où les charbonniers avaient fait autrefois
une fournée. Le rond marqué par le feu était entouré
de jeunes arbres qui avaient repoussé depuis : il y avait beaucoup
de menus déchets à demi brûlés. Emmi n'eut
pas de peine à en faire un tas et à y mettre le feu au
moyen d'un caillou qu'il battit du dos de son couteau, et il recueillit
l'étincelle avec des feuilles sèches, tout en se promettant
de faire provision d'amadou sur les arbres décrépits,
qui ne manquaient pas dans la forêt. L'eau d'une rigole lui permit
de faire cuire ses châtaignes dans son petit pot de terre, à
couvercle percé, destiné à cet usage. C'est un
meuble dont en ce pays-là tout pâtour est nanti.
Emmi, qui ne rentrait souvent que le soir à la ferme, à
cause de la grande distance où il devait mener ses bêtes,
était donc habitué à se nourrir lui-même,
et il ne fut pas embarrassé de cueillir son dessert de framboises
et de mûres sauvages sur les buissons de la petite clairière.
Voilà, pensa-t-il, ma cuisine et ma salle à manger
trouvées.
Et il se mit à nettoyer le cours du filet d'eau qu'il avait à
sa portée. Avec sa sarclette, il enleva les herbes pourries,
creusa un petit réservoir, débarrassa un petit saut que
l'eau faisait dans la glaise et l'épura avec du sable et des
cailloux. Cet ouvrage l'occupa jusque vers le coucher du soleil. Il
ramassa son pot et sa houlette, et, remontant sur les branches dont
il avait éprouvé la solidité, il retrouva son chemin
d'écureuil, grimpant et sautant d'arbre en arbre jusqu'à
son chêne. Il rapportait une épaisse brassée de
fougère et de mousse bien sèche dont il fit son lit dans
le trou déjà nettoyé. Il entendit bien la chouette
sa voisine qui s'inquiétait et grognait au-dessus de sa tête.
Ou elle délogera, pensa-t-il, ou elle s'y habituera. Le
bon chêne ne lui appartient pas plus qu'à moi.
Habitué à vivre seul, Emmi ne s'ennuya pas. Être
débarrassé de la compagnie des pourceaux fut même
pour lui une source de bonheur pendant plusieurs jours. Il s'accoutuma
à entendre hurler les loups. Il savait qu'ils restaient au cur
de la forêt et n'approchaient guère de la région
où il se trouvait. Les troupeaux n'y venant plus, les compères
ne s'en approchaient plus du tout. Et puis Emmi apprit à connaître
leurs habitudes. En pleine forêt, il n'en rencontrait jamais dans
les journées claires. Ils n'avaient de hardiesse que dans les
temps de brouillard, et encore cette hardiesse n'était-elle pas
grande. Ils suivaient quelquefois Emmi à distance, mais il lui
suffisait de se retourner et d'imiter le bruit d'un fusil qu'on arme
en frappant son couteau contre le fer de sa sarclette pour les mettre
en fuite. Quant aux sangliers, Emmi les entendait quelquefois, il ne
les voyait jamais ; ce sont des animaux mystérieux qui n'attaquent
jamais les premiers.
Quand il vit approcher l'époque de la cueillette des châtaignes,
il fit sa provision qu'il cacha dans un autre arbre creux à peu
de distance de son chêne ; mais les rats et les mulots les lui
disputèrent si bien, qu'il dut les enterrer dans le sable, où
elles se conservèrent jusqu'au printemps. D'ailleurs, Emmi avait
largement de quoi se nourrir. La lande étant devenue absolument
déserte, il put s'aventurer la nuit jusqu'aux endroits cultivés
et y déterrer des pommes de terre et des raves ; mais c'était
voler et la chose lui répugnait. Il amassa quantité de
favasses dans les jachères et fit des lacets pour prendre des
alouettes en ramassant deçà et delà des crins laissés
aux buissons par les chevaux aux pâturage. Les pâtours savent
tirer parti de tout et ne laissent rien perdre. Emmi ramassa assez de
flocons de laine sur les épines des clôtures pour se faire
une espèce d'oreiller ; plus tard, il se fabriqua une quenouille
et un fuseau et apprit tout seul à filer. Il se fit des aiguilles
à tricoter avec du fil de fer qu'il trouva à une barrière
mal raccommodée, qu'on répara encore et qu'il dépouilla
de nouveau pour fabriquer des collets à prendre les lapins. Il
réussit donc à se faire des bas et à manger de
la viande. Il devint un chasseur des plus habiles ; épiant jour
et nuit toutes les habitudes du gibier, initié à tous
les mystères de la lande et de la forêt, il tendit ses
pièges à coup sûr et se trouva dans l'abondance.
Il eut même du pain à discrétion, grâce à
une vieille mendiante idiote, qui, toutes les semaines, passait au pied
du chêne et y déposait sa besace pleine, pour se reposer.
Emmi, qui la guettait, descendait de son arbre, la tête couverte
de sa peau de chèvre, et lui donnait une pièce de gibier
en échange d'une partie de son pain. Si elle avait peur de lui,
sa peur ne se manifestait que par un rire stupide et une obéissance
dont elle n'avait du reste point à se repentir.
Ainsi se passa l'hiver, qui fut très doux, et l'été
suivant, qui fut chaud et orageux. Emmi eut d'abord grand'peur du tonnerre
car la foudre frappa plusieurs fois des arbres assez proches du sien
; mais il remarqua que le chêne parlant, ayant été
écimé longtemps auparavant et s'étant refait une
cime en parasol, n'attirait plus le fluide, qui s'attaquait à
des arbres plus élevés et de forme conique. Il finit par
dormir aux roulements et aux éclats du tonnerre sans plus de
souci que la chouette sa voisine.
Dans cette solitude, Emmi, absorbé par le soin incessant d'assurer
sa vie et de préserver sa liberté, n'eut pas le temps
de connaître l'ennui. On pouvait le traiter de paresseux, il savait
bien, lui, qu'il avait plus de mal à se donner pour vivre seul
que s'il fût resté à la ferme. Il acquérait
aussi plus d'intelligence, de courage et de prévision que dans
la vie ordinaire. Pourtant, quand cette vie exceptionnelle fut réglée
à souhait et qu'elle exigea moins de temps et de souci, il commença
à réfléchir et à sentir sa petite conscience
lui adresser certaines questions embarrassantes. Pourrait-il vivre toujours
ainsi aux dépens de la forêt sans servir personne et sans
contenter aucun de ses semblables ? Il s'était pris d'une espèce
d'amitié pour la vieille Catiche, l'idiote qui lui cédait
son pain en échange de ses lapins et de ses chapelets d'alouettes.
Comme elle n'avait pas de mémoire, ne parlait presque pas et
ne racontait par conséquent à personne ses entrevues avec
lui, il était arrivé à se montrer à elle
à visage découvert, et elle ne le craignait plus. Ses
rires hébétés laissaient deviner une expression
de plaisir quand elle le voyait descendre de son arbre. Emmi s'étonnait
lui-même de partager ce plaisir ; il ne se disait pas, mais il
sentait que la présence d'une créature humaine, si dégradée
qu'elle soit, est une sorte de bienfait pour celui qui s'est condamné
à vivre seul. Un jour qu'elle lui semblait moins abrutie que
de coutume, il essaya de lui parler et de lui demander où elle
demeurait. Elle cessa tout à coup de rire, et lui dit d'une voix
nette et d'un ton sérieux :
Veux-tu venir avec moi, petit ?
Où ?
Dans ma maison ; si tu veux être mon fils, je te rendrai
riche et heureux.
Emmi s'étonna beaucoup d'entendre parler distinctement et raisonnablement
la vieille Catiche. La curiosité lui donnait quelque envie de
la croire, mais un coup de vent agita les branches au-dessus de sa tête,
et il entendit la voix du chêne lui dire :
N'y va pas !
Bonsoir et bon voyage, dit-il à la vieille ; mon arbre
ne veut pas que je le quitte.
Ton arbre est un sot, reprit-elle, ou plutôt c'est toi
qui es une bête de croire à la parole des arbres.
Vous croyez que les arbres ne parlent pas ? Vous vous trompez
bien !
Tous les arbres parlent quand le vent se met après eux,
mais ils ne savent pas ce qu'ils disent ; c'est comme s'ils ne disaient
rien.
Emmi fut fâché de cette explication positive d'un fait
merveilleux. Il répondit à Catiche :
C'est vous qui radotez, la vieille. Si tous les arbres font comme
vous, mon chêne du moins sait ce qu'il veut et ce qu'il dit.
La vieille haussa les épaules, ramassa sa besace et s'éloigna
en reprenant son rire d'idiote.
Emmi se demanda si elle jouait un rôle ou si elle avait des moments
lucides. Il la laissa partir et la suivit, en se glissant d'arbre en
arbre sans qu'elle s'en aperçut. Elle n'allait pas vite et marchait
le dos courbé, la tête en avant, la bouche entr'ouverte,
l'il fixé droit devant elle ; mais cet air exténué
ne l'empêchait pas d'avancer toujours sans se presser ni se ralentir,
et elle traversa ainsi la forêt pendant trois bonnes heures de
marche, jusqu'à un pauvre hameau perché sur une colline
derrière laquelle d'autres bois s'étendaient à
perte de vue. Emmi la vit entrer dans une méchante cahute isolée
des autres habitations, qui, pour paraître moins misérables,
n'en étaient pas moins un assemblage de quelques douzaines de
taudis. Il n'osa pas s'aventurer plus loin que les derniers arbres de
la forêt et revint sur ses pas, bien convaincu que, si la Catiche
avait un chez elle, il était plus pauvre et plus laid que le
trou de l'arbre parlant.
Il regagna son logis du grand chêne et n'y arriva que vers le
soir, harassé de fatigue, mais content de se retrouver chez lui.
Il avait gagné à ce voyage de connaître l'étendue
de la forêt et la proximité d'un village ; mais ce village
paraissait bien plus mal partagé que celui de Cernas, où
Emmi avait été élevé. C'était tout
pays de landes sans trace de culture, et les rares bestiaux qu'il avait
vus paître autour des maisons n'avaient que la peau sur les os.
Au-delà, il n'avait aperçu que les sombres horizons des
forêts. Ce n'est donc pas de ce côté-là qu'il
pouvait songer à trouver une condition meilleure que la sienne.
Au bout de la semaine, la Catiche arriva à l'heure ordinaire.
Elle revenait de Cernas, et il lui demanda des nouvelles de sa tante
pour voir si cette vieille aurait le pouvoir et la volonté de
lui répondre comme la dernière fois. Elle répondit
très nettement :
La grand'Nanette est remariée, et, si tu retournes chez
elle, elle tâchera de te faire mourir pour se débarrasser
de toi.
Parlez-vous raisonnablement ? dit Emmi, et me dites-vous la vérité
?
Je te dis la vérité. Tu n'as plus qu'à te
rendre à ton maître pour vivre avec les cochons, ou à
chercher ton pain avec moi, ce qui te vaudrait mieux que tu ne penses.
Tu ne pourras pas toujours vivre dans la forêt. Elle est vendue,
et sans doute on va abattre les vieux arbres. Ton chêne y passera
comme les autres. Crois-moi, petit. On ne peut vivre nulle part sans
gagner de l'argent. Viens avec moi, tu m'aideras à en gagner
beaucoup, et, quand je mourrai, je te laisserai celui que j'ai.
Emmi était si étonné d'entendre causer et raisonner
l'idiote, qu'il regarda son arbre et prêta l'oreille comme s'il
lui demandait conseil.
Laisse donc cette vieille bûche tranquille, reprit la Catiche.
Ne sois pas si sot et viens avec moi.
Comme l'arbre ne disait mot, Emmi suivit la vieille, qui, chemin faisant,
lui révéla son secret.
Je suis venue au monde loin d'ici, pauvre comme toi et orpheline.
J'ai été élevée dans la misère et
les coups. J'ai gardé aussi les cochons, et, comme toi, j'en
avais peur. Comme toi, je me suis sauvée ; mais, en traversant
une rivière sur un vieux pont décrépit, je suis
tombée à l'eau d'où on m'a retirée comme
morte. Un bon médecin chez qui on m'a portée m'a fait
revenir à la vie ; mais j'étais idiote, sourde, et ne
pouvant presque plus parler. Il m'a gardée par charité,
et, comme il n'était pas riche, le curé de l'endroit a
fait des quêtes pour moi, et les dames m'ont apporté des
habits, du vin, des douceurs, tout ce qu'il me fallait. Je commençais
à me porter mieux, j'étais si bien soignée ! Je
mangeais de la bonne viande, je buvais du bon vin sucré, j'avais
l'hiver du feu dans ma chambre, j'étais comme une princesse,
et le médecin était content. Il disait :
La voilà qui entend ce qu'on lui dit. Elle retrouve les
mots pour parler. Dans deux ou trois mois d'ici elle pourra travailler
et gagner honnêtement sa vie.
Et toutes les belles dames se disputaient à qui me prendrait
chez elle.
Je ne fus donc pas embarrassée pour trouver une place aussitôt
que je fus guérie ; mais je n'avais pas le goût du travail,
et on ne fut pas content de moi. J'aurais voulu être fille de
chambre, mais je ne savais ni coudre ni coiffer ; on me faisait tirer
de l'eau au puits et plumer la volaille, cela m'ennuyait. Je quittai
l'endroit, croyant être mieux ailleurs. Ce fut encore pire, on
me traitait de malpropre et de paresseuse. Mon vieux médecin
était mort. On me chassa de maison en maison, et, après
avoir été l'enfant chéri de tout le monde, je dus
quitter le pays comme j'y étais venue, en mendiant mon pain ;
mais j'étais plus misérable qu'auparavant. J'avais pris
le goût d'être heureuse, et on me donnait si peu, que j'avais
à peine de quoi manger. On me trouvait trop grande et de trop
bonne mine pour mendier. On me disait :
Va travailler, grande fainéante ! c'est une honte à
ton âge de courir les chemins quand on peut épierrer les
champs à six sous par jour.
Alors, je fis la boiteuse pour donner à croire que je pouvais
pas travailler ; on trouva que j'étais encore trop forte pour
ne rien faire, et je dus me rappeler le temps où tout le monde
avait pitié de moi, parce que j'étais idiote. Je sus retrouver
l'air que j'avais dans ce temps-là, mon habitude de ricaner au
lieu de parler, et je fis si bien mon personnage, que les sous et les
miches recommencèrent à pleuvoir dans ma besace. C'est
comme cela que je cours depuis une quarantaine d'années, sans
jamais essuyer de refus. Ceux qui ne peuvent me donner d'argent me donnent
du fromage, des fruits et du pain plus que je n'en peux porter. Avec
ce que j'ai de trop pour moi, j'élève des poulets que
j'envoie au marché et qui me rapportent gros. J'ai une bonne
maison dans un village où je vais te conduire. Le pays est malheureux,
mais les habitants ne le sont pas. Nous sommes tous mendiants et infirmes,
ou soi-disant tels, et chacun fait sa tournée dans un endroit
où les autres sont convenus de ne pas aller ce jour-là.
Comme ça, chacun fait ses affaires comme il veut ; mais personne
ne les fait aussi bien que moi, car je m'entends mieux que personne
à paraître incapable de gagner ma vie ".
Le fait est, répondit Emmi, que jamais je ne vous aurais
crue capable de parler comme vous faites.
Oui, oui, reprit la Catiche en riant, tu as voulu m'attraper
et m'effrayer en descendant de ton arbre, coiffé en loup-garou,
pour avoir du pain. Moi, je faisais semblant d'avoir peur, mais je te
reconnaissais bien et je me disais : " Voilà un pauvre gars
qui viendra quelque jour à Oursines-les-Bois, et qui sera bien
content de manger ma soupe. "
En devisant ainsi, Emmi et la Catiche arrivèrent à Oursines-les-Bois
; c'était le nom de l'endroit où demeurait la fausse idiote
et qu'Emmi avait déjà vu.
Il n'y avait pas une âme dans ce triste hameau. Les animaux paissaient
çà et là, sans être gardés, sur une
lande fertile en chardons, qui était toute la propriété
communale des habitants. Une malpropreté révoltante dans
les chemins boueux qui servaient de rues, une odeur infecte s'exhalant
de toutes les maisons, du linge déchiré séchant
sur des buissons souillés par la volaille, des toits de chaume
pourri, où poussaient des orties, un air d'abandon cynique, de
pauvreté simulée ou volontaire, c'était de quoi
soulever de dégoût le cur d'Emmi, habitué
aux verdures vierges et aux bonnes senteurs de la forêt. Il suivit
pourtant la vieille Catiche, qui le fit entrer dans sa hutte de terre
battue, plus semblable à une étable à porcs qu'à
une habitation. L'intérieur était tout différent
: les murs étaient garnis de paillassons, et le lit avait matelas
et couvertures de bonne laine. Une quantité de provisions de
toute sorte : blé, lard, légumes et fruits, tonnes de
vin et même bouteilles cachetées. Il y avait de tout, et,
dans l'arrière-cour, l'épinette était remplie de
grasses volailles et de canards gorgés de pain et de son.
Tu vois, dit la Catiche à Emmi, que je suis autrement
riche que ta tante ; elle me fait l'aumône toutes les semaines,
et, si je voulais, je porterais de meilleurs habits que les siens. Veux-tu
voir mes armoires ? Rentrons, et, comme tu dois avoir faim, je vais
te faire manger un souper comme tu n'en as goûté de ta
vie.
En effet, tandis qu'Emmi admirait le contenu des armoires, la vieille
alluma le feu et tira de sa besace une tête de chèvre,
qu'elle fricassa avec des rogatons de toute sorte et où elle
n'épargna ni le sel, ni le beurre rance, ni les légumes
avariés, produit de la dernière tournée. Elle en
fit je ne sais quel plat, qu'Emmi mangea avec plus d'étonnement
que de plaisir et qu'elle le força d'arroser d'une demi-bouteille
de vin bleu. Il n'avait jamais bu de vin, il ne le trouva pas bon, mais
il but quand même, et, pour lui donner l'exemple, la vieille avala
une bouteille entière, se grisa et devint tout à fait
expansive. Elle se vanta de savoir voler encore mieux que mendier et
alla jusqu'à lui montrer sa bourse, qu'elle enterrait sous une
pierre du foyer et qui contenait des pièces d'or à toutes
les effigies du siècle. Il y en avait bien pour deux mille francs.
Emmi, qui ne savait pas compter, n'apprécia pas autant qu'elle
l'eût voulu l'opulence de la mendiante.
Quand elle lui eut tout montré :
À présent, lui dit-elle, je pense que tu ne voudras
plus me quitter. J'ai besoin d'un gars, et, si tu veux être à
mon service, je te ferai mon héritier.
Merci, répondit l'enfant ; je ne veux pas mendier.
Eh bien, soit, tu voleras pour moi.
Emmi eut envie de se fâcher, mais la vieille avait parlé
de le conduire le lendemain à Mauvert, où se tenait une
grande foire, et, comme il avait envie de voir du pays et de connaître
les endroits où on peut gagner sa vie honnêtement, il répondit
sans montrer de colère :
Je ne saurais pas voler, je n'ai jamais appris.
Tu mens, reprit Catiche, tu voles très habilement à
la forêt de Cernas son gibier et ses fruits. Crois-tu donc que
ces choses-là n'appartiennent à personne ? Ne sais-tu
pas que celui qui ne travaille pas ne peut vivre qu'aux dépens
d'autrui ? Il y a longtemps que cette forêt est quasi abandonnée.
Le propriétaire était un vieux riche qui ne s'occupait
plus de rien et ne la faisait pas seulement garder. A présent
qu'il est mort, tout ça va changer et tu auras beau te cacher
comme un rat dans des trous d'arbres, on te mettra la main sur le collet
et on te conduira en prison.
Eh bien, alors, reprit Emmi, pourquoi voulez-vous m'enseigner
à voler pour vous ?
Parce que, quand on sait, on n'est jamais pris. Tu réfléchiras,
il se fait tard, et il faut nous lever demain avant le jour pour aller
à la foire. Je vais t'arranger un lit sur mon coffre, un bon
lit avec une couette et une couverture. Pour la première fois
de ta vie, tu dormiras comme un prince.
Emmi n'osa résister. Quand la vieille Catiche ne faisait plus
l'idiote, elle avait quelque chose d'effrayant dans le regard et dans
la voix. Il se coucha et s'étonna d'abord de se trouver si bien
; mais, au bout d'un instant, il s'étonna de se trouver si mal.
Ce gros coussin de plumes l'étouffait, la couverture, le manque
d'air libre, la mauvaise odeur de la cuisine et le vin qu'il avait bu,
lui donnaient la fièvre. Il se leva tout effaré en disant
qu'il voulait dormir dehors, et qu'il mourrait s'il lui fallait passer
la nuit enfermé.
Le lendemain, la Catiche lui confia un panier d'ufs et six poules
à vendre, en lui ordonnant de la suivre à distance et
de n'avoir pas l'air de la connaître.
Si on savait que je vends, lui dit-elle, on ne me donnerait plus
rien.
Elle lui fixa le prix qu'il devait atteindre avant de livrer sa marchandise,
tout en ajoutant qu'elle ne le perdrait pas de vue, et que, s'il ne
lui rapportait pas fidèlement l'argent, elle saurait bien le
forcer à le lui rendre.
Si vous vous défiez de moi, répondit Emmi offensé,
portez votre marchandise vous-même et laissez-moi m'en aller.
N'essaye pas de fuir, dit la vieille, je saurai te retrouver
n'importe où ; ne réplique pas et obéis.
Il la suivit à distance comme elle l'exigeait, et vit bientôt
le chemin couvert de mendiants plus affreux les uns que les autres.
C'étaient les habitants d'Oursines, qui, ce jour-là, allaient
tous ensemble se faire guérir à une fontaine miraculeuse.
Tous étaient estropiés ou couverts de plaies hideuses.
Tous sortaient de la fontaine sains et allègres. Le miracle n'était
pas difficile à expliquer, tous leurs maux étant simulés
et les reprenant au bout de quelques semaines, pour être guéris
le jour de la fête suivante.
Emmi vendit ses ufs et ses poules, en reporta vite l'argent à
la vieille, et, lui tournant le dos, s'en fut à travers la foule,
les yeux écarquillés, admirant tout et s'étonnant
de tout. Il vit des saltimbanques faire des tours surprenants, et il
s'était même un peu attardé à contempler
leurs maillots pailletés et leurs bandeaux dorés, lorsqu'il
entendit à côté de lui un singulier dialogue. C'était
la voix de la Catiche qui s'entretenait avec la voix rauque du chef
des saltimbanques. Ils n'étaient séparés de lui
que par la toile de la baraque.
Si vous voulez lui faire boire du vin, disait la Catiche, vous
lui persuaderez tout ce que vous voudrez. C'est un petit innocent qui
ne peut me servir à rien et qui prétend vivre tout seul
dans la forêt, où il perche depuis un an dans un vieil
arbre. Il est aussi leste et aussi adroit qu'un singe, il ne pèse
pas plus qu'un chevreau, et vous lui ferez faire les tours les plus
difficiles.
Et vous dites qu'il n'est pas intéressé ? reprit
le saltimbanque.
Non, il ne se soucie pas de l'argent. Vous le nourrirez, et il
n'aura pas l'esprit d'en demander davantage.
Mais il voudra se sauver ?
Bah ! avec des coups, vous lui en ferez passer l'envie.
Allez me le chercher, je veux le voir.
Et vous me donnerez vingt francs ?
Oui, s'il convient.
La Catiche sortit de la baraque et se trouva face à face avec
Emmi, à qui elle fit signe de la suivre.
Non pas, lui dit-il, j'ai entendu votre marché. Je ne
suis pas si innocent que vous croyez. Je ne veux pas aller avec ces
gens-là pour être battu.
Tu y viendras, pourtant, répondit la Catiche en lui prenant
le poignet avec une main de fer et en l'attirant vers la baraque.
Je ne veux pas, je ne veux pas ! cria l'enfant en se débattant
et en s'accrochant de la main restée libre à la blouse
d'un homme qui était près de lui et qui regardait le spectacle.
L'homme se retourna, et, s'adressant à la Catiche, lui demanda
si ce petit était à elle.
Non, non, s'écria Emmi, elle n'est pas ma mère,
elle ne m'est rien, elle veut me vendre un louis d'or à ces comédiens
!
Et toi, tu ne veux pas ?
Non, je ne veux pas ! sauvez-moi de ses griffes. Voyez ! elle
me met en sang.
Qu'est-ce qu'il y a de cette femme et de cet enfant ? dit le
beau gendarme Erambert, attiré par les cris d'Emmi et les vociférations
de la Catiche.
Bah ! ça n'est rien répondit le paysan qu'Emmi
tenait toujours par sa blouse. C'est une pauvresse qui veut vendre un
gars aux sauteurs de corde ; mais on l'empêchera bien, gendarme,
on n'a pas besoin de vous.
On a toujours besoin de la gendarmerie, mon ami. Je veux savoir
ce qu'il y a de cette histoire-là.
Parle, jeune homme, explique-moi l'affaire.
Et, s'adressant à Emmi :
Parle, jeune homme, explique-moi l'affaire.
À la vue du gendarme, la vieille Catiche avait lâché
Emmi et avait essayé de fuir ; mais le majestueux Erambert l'avait
saisie par le bras, et vite elle s'était mise à rire et
à grimacer en reprenant sa figure d'idiote. Pourtant, au moment
où Emmi allait répondre, elle lui lança un regard
suppliant où se peignait un grand effroi. Emmi avait été
élevé dans la crainte des gendarmes, et il s'imagina que,
s'il accusait la vieille, Erambert allait lui trancher la tête
avec son grand sabre. Il eut pitié d'elle et répondit
:
Laissez-la, monsieur, c'est une femme folle et imbécile
qui m'a fait peur, mais qui ne voulait pas me faire de mal.
La connaissez-vous ? n'est-ce pas la Catiche ? une femme qui
fait semblant de ce qu'elle n'est pas ? Dites la vérité.
Un nouveau regard de la mendiante donna à Emmi le courage de
mentir pour lui sauver la vie.
Je la connais, dit-il, c'est une innocente.
Je saurai de ce qui en est, répondit le beau gendarme
en laissant aller la Catiche. Circulez, vieille femme, mais n'oubliez
pas que depuis longtemps j'ai l'il sur vous.
La Catiche s'enfuit, et le gendarme s'éloigna. Emmi, qui avait
eu encore plus peur de lui que de la vieille, tenait toujours la blouse
du père Vincent. C'était le nom du paysan qui s'était
trouvé là pour le protéger, et qui avait une bonne
figure douce et gaie.
Ah çà ! petit, dit ce bonhomme à Emmi, tu
vas me lâcher à la fin ? Tu n'as plus rien à craindre
; qu'est-ce que tu veux de moi ? cherches-tu ta vie ? veux-tu un sou
?
Non, merci, dit Emmi, mais j'ai peur à présent
de tout ce monde où me voilà seul sans savoir de quel
côté me tourner.
Et où voudrais-tu aller ?
Je voudrais retourner dans ma forêt de Cernas sans passer
par Oursines-les-Bois.
Tu demeures à Cernas ? C'est bien aisé de t'y mener,
puisque de ce pas je m'en vais dans la forêt. Tu n'auras qu'à
me suivre ; j'entre souper sous la ramée, attends-moi au pied
de cette croix, je reviendrai te prendre.
Emmi trouva que la croix du village était encore trop près
de la baraque des saltimbanques ; il aima mieux suivre le père
Vincent sous la ramée, d'autant plus qu'il avait besoin de se
restaurer avant de se mettre en route.
Si vous n'avez pas honte de moi, lui dit-il, permettez-moi de
manger mon pain et mon fromage à côté de vous. J'ai
de quoi payer ma dépense : tenez, voilà ma bourse, vous
payerez pour nous deux, car je souhaite payer aussi votre dîner.
Diable ! s'écria en riant le père Vincent, voilà
un gars bien honnête et bien généreux ; mais j'ai
l'estomac creux, et ta bourse n'est guère remplie. Viens, et
mets-toi là. Reprends ton argent, petit, j'en ai assez pour nous
deux.
Tout en mangeant ensemble, Vincent fit raconter à Emmi toute
son histoire. Quand ce fut terminé, il lui dit :
Je vois que tu as bonne tête et bon cur, puisque
tu ne t'es pas laissé tenter par les louis d'or de cette Catiche,
et que pourtant tu n'as pas voulu l'envoyer en prison. Oublie-la et
ne quitte plus ta forêt, puisque tu y es bien. Il ne tient qu'à
toi de ne plus y être tout à fait seul. Tu sauras que j'y
vais pour préparer les logements d'une vingtaine d'ouvriers qui
se disposent à abattre le taillis entre Cernas et la Planchette.
Ah ! vous allez abattre la forêt ? dit Emmi consterné.
Non ! nous faisons seulement une coupe dans une partie qui ne
touche point à ton refuge du chêne parlant, et je sais
qu'on ne touchera ni aujourd'hui, ni demain, à la région
des vieux arbres. Sois donc tranquille, on ne te dérangera pas
; mais, si tu m'en crois, mon petit, tu viendras travailler avec nous.
Tu n'es pas assez fort pour manier la serpe et la cognée ; mais,
si tu es adroit, tu pourras très bien préparer les liens
et t'occuper au fagotage, tout en servant les ouvriers, qui ont toujours
besoin d'un gars pour faire leurs commissions et porter leurs repas.
C'est moi qui ai l'entreprise de cette coupe. Les ouvriers sont à
leurs pièces, c'est-à-dire qu'on les paye en raison du
travail qu'ils font. Je te propose de t'en rapporter à moi pour
juger de ce qu'il sera raisonnable de te donner, et je te conseille
d'accepter. La vieille Catiche a eu raison de te dire que, quand on
ne veut pas travailler, il faut être voleur ou mendiant, et, comme
tu ne veux être ni l'un ni l'autre, prends vite le travail que
je t'offre, l'occasion est bonne.
Emmi accepta avec joie. Le père Vincent lui inspirait une confiance
absolue. Il se mit à sa disposition, et ils prirent ensemble
le chemin de la forêt.
Il faisait nuit quand ils arrivèrent, et, quoique le père
Vincent connût bien les chemins, il eût été
embarrassé de trouver dans l'obscurité la taille des buttes,
si Emmi, qui s'était habitué à voir la nuit comme
les chats, ne l'eût conduit par le plus court. Ils trouvèrent
un abri déjà préparé par les ouvriers, qui
y étaient venus dès la veille. Cela consistait en perches
placées en pignon avec leurs branchages, et recouvertes de grandes
plaques de mousse et de gazon. Emmi fut présenté aux ouvriers
et bien accueilli. Il mangea la soupe bien chaude et dormit de tout
son cur.
Le lendemain, il fit son apprentissage : allumer le feu, faire la cuisine,
laver les pots, aller chercher de l'eau, et le reste du temps aider
à la construction de nouvelles cabanes pour les vingt autres
bûcherons qu'on attendait. Le père Vincent, qui commandait
et surveillait tout, fut émerveillé de l'intelligence,
de l'adresse et de la promptitude d'Emmi. Ce n'est pas lui qui apprenait
à tout faire avec rien ; c'est lui qui l'apprenait aux plus malins,
et tous s'écrièrent que ce n'était pas un gars,
mais un esprit follet que les bons diables de la forêt avaient
mis à leur service. Comme, avec tous ses talents et industries,
Emmi était obéissant et modeste, il fut pris en amitié,
et les plus rudes de ces bûcherons lui parlèrent avec douceur
et lui commandèrent avec discrétion.
Au bout de cinq jours, Emmi demanda au père Vincent s'il était
libre d'aller faire son dimanche où bon lui semblerait.
Tu es libre, lui répondit le brave homme : mais, si tu
veux m'en croire, tu iras revoir ta tante et les gens de ton village.
S'il est vrai que ta tante ne se soucie pas de te reprendre, elle sera
contente de te savoir en position de gagner ta vie sans qu'elle s'en
mêle, et, si tu penses qu'on te battra à la ferme pour
avoir quitté ton troupeau, j'irai avec toi pour apaiser les gens
et te protéger. Sois sûr, mon enfant, que le travail est
le meilleur des passeports et qu'il purifie tout.
Emmi le remercia du bon conseil, et le suivit. Sa tante, qui le croyait
mort, eut peur en le voyant ; mais, sans lui raconter ses aventures,
Emmi lui fit savoir qu'il travaillait avec les bûcherons et qu'il
ne serait plus jamais à sa charge. Le père Vincent confirma
son dire, et déclara qu'il regardait l'enfant comme le sien et
en faisait grande estime. Il parla de même à la ferme,
où on les obligea de boire et de manger. La grand'Nannette y
vint pour embrasser Emmi devant le monde et faire la bonne âme
en lui apportant quelques hardes et une demi-douzaine de fromages. Bref,
Emmi s'en revint avec le vieux bûcheron, réconcilié
avec tout le monde, dégagé de tout blâme et de tout
reproche.
Quand ils eurent traversé la lande, Emmi dit à Vincent
:
Ne m'en voudrez-vous point si je vais passer la nuit dans mon
chêne ? Je vous promets d'être à la taille des buttes
avant soleil levé.
Fais comme tu veux, répondit le bûcheron ; c'est
donc une idée que tu as comme ça de percher ?
Emmi lui fit comprendre qu'il avait pour ce chêne une amitié
fidèle, et l'autre l'écouta en souriant, un peu étonné
de son idée, mais porté à le croire et à
le comprendre. Il le suivit jusque-là et voulut voir sa cachette.
Il eut de la peine à grimper assez haut pour l'apercevoir. Il
était encore agile et fort, mais le passage entre les branches
était trop petit pour lui. Emmi seul pouvait se glisser partout.
C'est bien et c'est gentil, dit le bonhomme en redescendant ;
mais tu ne pourras pas coucher là longtemps : l'écorce,
en grossissant et en se roulant, finira par boucher l'ouverture, et
toi, tu ne seras pas toujours mince comme un fétu. Après
ça, si tu y tiens, on peut élargir la fente avec une serpe
; je te ferai cet ouvrage-là, si tu le souhaites.
Oh non ! s'écrira Emmi, tailler dans mon chêne,
pour le faire mourir !
Il ne mourra pas ; un arbre bien taillé dans ses parties
malades ne s'en porte que mieux.
Eh bien, nous verrons plus tard, répondit Emmi.
Ils se souhaitèrent la bonne nuit et se séparèrent.
Comme Emmi se trouva heureux de reprendre possession de son gîte
! Il lui semblait l'avoir quitté depuis un an. Il pensait à
l'affreuse nuit qu'il avait passée chez la Catiche et faisait
maintenant des réflexions très justes sur la différence
des goûts et le choix des habitudes. Il pensait à tous
ces gueux d'Oursines-les-Bois, qui se croyaient riches parce qu'ils
cachaient des louis d'or dans leurs paillasses et qui vivaient dans
la honte et l'infection, tandis que lui tout seul, sans mendier, il
avait dormi plus d'une année dans un palais de feuillage, au
parfum des violettes et des mélites, au chant des rossignols
et des fauvettes, sans souffrir de rien, sans être humilié
par personne, sans disputes, sans maladies, sans rien de faux et de
mauvais dans le cur.
Tous ces gens d'Oursines, à commencer par la Catiche,
se disait-il, ont plus d'argent qu'il ne leur en faudrait pour se bâtir
de bonnes petites maisons, cultiver de gentils jardins, élever
du bétail sain et propre ; mais la paresse les empêche
de jouir de ce qu'ils ont, ils se laissent croupir dans l'ignominie.
Ils sont comme fiers du dégoût et du mépris qu'ils
inspirent, ils se moquent des braves gens qui ont pitié d'eux,
ils volent les vrais pauvres, ceux qui souffrent sans se plaindre. Ils
se cachent pour compter leur argent et périssent de misère.
Quelle folie triste et honteuse, et comme le père Vincent a raison
de dire que le travail est ce qui garde et purifie le plaisir de vivre
!
Une heure avant le jour, Emmi, qui s'était commandé à
lui-même de ne pas dormir trop serré, s'éveilla
et regarda autour de lui. La lune s'était levée tard et
n'était pas couchée. Les oiseaux ne disaient rien encore.
La chouette faisait sa ronde et n'était pas rentrée. Le
silence est une belle chose, il est rare dans une forêt, où
il y a toujours quelque être qui grimpe ou quelque chose qui tombe.
Emmi but ce beau silence comme un rafraîchissement en se rappelant
le vacarme étourdissant de la foire, le tam-tam et la grosse-caisse
des saltimbanques, les disputes des acheteurs et des vendeurs, le grincement
des vielles et le mugissement des cornemuses, les cris des animaux ennuyés
ou effrayés, les rauques chansons des buveurs, tout ce qui l'avait
tour à tour étonné, amusé, épouvanté.
Quelle différence avec les voix mystérieuses, discrètes
ou imposantes de la forêt ! Une faible brise s'éleva avec
l'aube et fit frissonner mélodieusement la cime des arbres. Celle
du chêne semblait dire :
Reste tranquille, Emmi ; sois tranquille et content, petit Emmi.
Tous les arbres parlent, lui avait dit la Catiche.
C'est vrai, pensait-il, ils ont tous leur voix et leur manière
de gémir ou de chanter ; mais ils ne savent ce qu'ils disent,
à ce que prétend cette sorcière. Elle ment : les
arbres se plaignent ou se réjouissent innocemment. Elle ne peut
pas les comprendre, elle qui ne pense qu'au mal !
Emmi fut aux coupes à l'heure dite et y travailla tout l'été
et tout l'hiver suivant. Tous les samedis soir, il allait coucher dans
son chêne. Le dimanche, il faisait une courte visite aux habitants
de Cernas et revenait à son gîte jusqu'au lundi matin.
Il grandissait et restait mince et léger, mais se tenait très
proprement et avait une jolie mine éveillée et aimable
qui plaisait à tout le monde. Le père Vincent lui apprenait
à lire et à compter. On faisait cas de son esprit, et
sa tante, qui n'avait pas d'enfants, eût souhaité le retenir
auprès d'elle pour lui faire honneur et profit, car il était
de bon conseil et paraissait s'entendre à tout.
Mais Emmi n'aimait que les bois. Il en était venu à y
voir, à y entendre des choses que n'entendaient ni ne voyaient
les autres. Dans les longues nuits d'hiver, il aimait surtout la région
des pins, où la neige amoncelée dessinait, le long des
rameaux noirs, de grandes belles formes blanches mollement couchées,
qui, parfois balancées par la brise, semblaient se mouvoir et
s'entretenir mystérieusement. Le plus souvent elles paraissaient
dormir, et il les regardait avec un respect mêlé de frayeur.
Il eût craint de dire un mot, de faire un mouvement qui eût
réveillé ces belles fées de la nuit et du silence.
Dans la demi-obscurité des nuits claires où les étoiles
scintillaient comme des yeux de diamant en l'absence de la lune, il
croyait saisir les formes de ces êtres fantastiques, les plis
de leurs robes, les ondulations de leurs chevelures d'argent. Aux approches
du dégel, elles changeaient d'aspect et d'attitude, et il les
entendait tomber des branches avec un bruit frais et léger, comme
si, en touchant la nappe neigeuse du sol, elles eussent pris un souple
élan pour s'envoler ailleurs.
Quand la glace emprisonnait le petit ruisseau, il la cassait pour boire,
mais avec précaution pour ne pas abîmer l'édifice
de cristal que formait sa petite chute. Il aimait à regarder
le long des chemins de la forêt les girandoles du givre et les
stalactites irisées par le soleil levant.
Il y avait des soirs où l'architecture transparente des arbres
privés de feuilles se dessinait en dentelle noire sur le ciel
rouge ou sur le fond nacré des nuages éclairés
par la lune. Et, l'été, quelles chaudes rumeurs, quels
concerts d'oiseaux sous le feuillage ! Il faisait la guerre aux rongeurs
et aux fureteurs friands des ufs ou des petits dans les nids.
Il s'était fabriqué un arc et des flèches et s'était
rendu très adroit à tuer les rats et les vipères.
Il épargnait les belles couleuvres inoffensives qui serpentent
avec tant de grâce sur la mousse, et les charmants écureuils,
qui ne vivent que des amandes du pin, si adroitement extraites par eux
de leur cône.
Il avait si bien protégé les nombreux habitants de son
vieux chêne que tous le connaissaient et le laissaient circuler
au milieu d'eux. Il s'imaginait comprendre le rossignol le remerciant
d'avoir sauvé sa nichée et disant tout exprès pour
lui ses plus beaux airs. Il ne permettait pas aux fourmis de s'établir
dans son voisinage ; mais il laissait le pivert travailler dans le bois
pour en retirer les insectes rongeurs qui le détériorent.
Il chassait les chenilles du feuillage. Les hannetons voraces ne trouvaient
pas grâce devant lui. Tous les dimanches, il faisait à
son cher arbre une toilette complète, et en vérité
jamais le chêne ne s'était si bien porté et n'avait
étalé une si riche et si fraîche verdure. Emmi ramassait
les glands les plus sains et allait les semer sur la lande voisine où
il soignait leur première enfance en empêchant la bruyère
et la cuscute de les étouffer.
Il avait pris les lièvres en amitié et n'en voulait plus
détruire pour sa nourriture. De son arbre, il les voyait danser
sur le serpolet, se coucher sur le flanc comme des chiens fatigués,
et tout à coup, au bruit d'une feuille sèche qui se détache,
bondir avec une grâce comique, et s'arrêter court, comme
pour réfléchir après avoir cédé à
leur peur. Si, en se promenant par les chaudes journées, il se
sentait le besoin de faire une sieste, il grimpait dans le premier arbre
venu, et, choisissant son gîte, il entendait les ramiers le bercer
de leurs grasseyements monotones et caressants ; mais il était
délicat pour son coucher et ne dormait tout à fait bien
que dans son chêne.
Il fallut pourtant quitter cette chère forêt quand la coupe
fut terminée et enlevée. Emmi suivit le père Vincent,
qui s'en allait à cinq lieues de là, du côté
d'Oursines, pour entreprendre une autre coupe dans une autre propriété.
Depuis le jour de la foire, Emmi n'était pas retourné
dans ce vilain endroit et n'avait pas aperçu la Catiche. Etait-elle
morte, était-elle en prison ? Personne n'en savait rien. Beaucoup
de mendiants disparaissaient comme cela sans qu'on puisse dire ce qu'ils
sont devenus. Personne ne les cherche ni ne les regrette.
Emmi était très bon. Il n'avait pas oublié le temps
de solitude absolue où, la croyant idiote et misérable,
il l'avait vue chaque semaine au pied de son chêne lui apportant
le pain dont il était privé et lui faisant entendre le
son de la voix humaine. Il confia au père Vincent le désir
qu'il avait d'avoir de ses nouvelles, et ils s'arrêtèrent
à Oursines pour en demander. C'était jour de fête
dans cette cour des miracles. On trinquait et on chantait en choquant
les pots. Deux femmes décoiffées, et les cheveux au vent
se battaient devant une porte, les enfants barbotaient dans une mare
infecte. Sitôt que les deux voyageurs parurent, les enfants s'envolèrent
comme une bande de canards sauvages. Leur fuite avertit de proche en
proche les habitants. Tout bruit cessa, et les portes se fermèrent.
La volaille effarouchée se cacha dans les buissons.
Puisque ces gens ne veulent pas qu'on voit leurs ébats,
dit le père Vincent, et puisque tu connais le logis de la Catiche,
allons-y tout droit.
Ils y frappèrent plusieurs fois sans qu'on leur répondit.
Enfin une voix cassée cria d'entrer, et ils poussèrent
la porte. La Catiche pâle, maigre, effrayante, était assise
sur une grande chaise auprès du feu, ses mains desséchées
collées sur les genoux. En reconnaissant Emmi, elle eut une expression
de joie.
Enfin, dit-elle, te voilà, et je peux mourir tranquille
!
Elle leur expliqua qu'elle était paralytique et que ses voisines
venaient la lever le matin, la coucher le soir et la faire manger à
ses heures.
Je ne manque de rien, ajouta-t-elle, mais j'ai un grand souci.
C'est mon pauvre argent qui est là, sous cette pierre où
je pose mes pieds. Cet argent, je le destine à Emmi, qui est
un bon cur et qui m'a sauvée de la prison au moment où
je voulais le vendre à de mauvaises gens ; mais, sitôt
que je serai morte, mes voisines fouilleront partout et trouveront mon
trésor : c'est cela qui m'empêche de dormir et de me faire
soigner convenablement. Il faut prendre cet argent, Emmi, et l'emporter
loin d'ici. Si je meurs, garde-le, je te le donne ; ne te l'avais-je
pas promis ? Si je reviens à la santé, tu me le rapporteras
; tu es honnête, je te connais. Il sera toujours à toi,
mais j'aurai le plaisir de le voir et de le compter jusqu'à ma
dernière heure.
Emmi refusa d'abord. C'était de l'argent volé qui lui
répugnait ; mais le père Vincent offrit à la Catiche
de s'en charger pour le lui rendre à sa première réclamation,
ou pour le placer au nom d'Emmi, si elle venait à mourir sans
le réclamer. Le père Vincent était connu dans tout
le pays pour un homme juste qui avait honnêtement amassé
du bien, et la Catiche, qui rôdait partout et entendait tout,
n'était pas sans savoir qu'on devait se fier à lui. Elle
le pria de bien fermer les huisseries de sa cabane, puis de reculer
sa chaise, car elle ne pouvait se mouvoir, et de soulever la pierre
du foyer. Il y avait bien plus qu'elle n'avait montré la première
fois à Emmi. Il y avait cinq bourses de peau et environ cinq
mille francs en or. Elle ne voulut garder que trois cents francs en
argent pour payer les soins de ses voisins et se faire enterrer.
Et, comme Emmi regardait ce trésor avec dédain :
Tu sauras plus tard, lui dit la Catiche, que la misère
est un méchant mal. Si je n'étais pas née dans
ce mal, je n'aurais pas fait ce que j'ai fait.
Si vous vous en repentez, lui dit le père Vincent, Dieu
vous le pardonnera.
Je m'en repens, répondit-elle, depuis que je suis paralytique,
parce que je meurs dans l'ennui et la solitude. Mes voisins me déplaisent
autant que je leur déplais. Je pense à cette heure que
j'aurais mieux fait de vivre autrement.
Emmi lui promit de revenir la voir et suivit le père Vincent
dans son nouveau travail. Il regretta bien un peu sa forêt de
Cernas, mais il avait l'idée du devoir et fit le sien fidèlement.
Au bout de huit jours, il retourna vers la Catiche. Il arriva comme
on emportait sa bière sur une petite charrette traînée
par un âne. Emmi la suivit jusqu'à la paroisse, qui était
distante d'un quart de lieue, et assista à son enterrement. Au
retour, il vit que tout chez elle était au pillage et qu'on se
battait à qui aurait ses nippes. Il ne se repentit plus d'avoir
soustrait à ces mauvaises gens le trésor de la vieille.
Quand il fut de retour à la coupe, le père Vincent lui
dit :
Tu es trop jeune pour avoir cet argent-là. Tu n'en saurais
pas tirer parti, ou tu te laisserais voler. Si tu m'agrées pour
tuteur, je le placerai pour le mieux, et je t'en servirai la rente jusqu'à
ta majorité.
Faites-en ce qu'il vous plaira, répondit Emmi ; je m'en
rapporte à vous. Pourtant, si c'est de l'argent volé,
comme la vieille s'en vantait, ne vaudrait-il pas mieux essayer de le
rendre ?
Le rendre à qui ? Ça a été volé
sous par sou, puisque cette femme obtenait la charité en trompant
le monde et en chipant deçà et delà on ne sait
à qui, des choses que nous ne savons pas, et que personne ne
songe plus à réclamer. L'argent n'est pas coupable, la
honte est pour ceux qui en font mauvais emploi. La Catiche était
une champie, elle n'avait pas de famille, elle n'a pas laissé
d'héritier ; elle te donne son bien, non pas pour te remercier
d'avoir fait quelque chose de mal, mais au contraire parce que tu lui
as pardonné celui qu'elle voulait te faire. J'estime donc que
c'est pour toi un héritage bien acquis, et qu'en te le donnant
cette vieille a fait la seule bonne action de sa vie. Je ne veux pas
te cacher qu'avec le revenu que je te servirai, tu as le moyen de ne
pas travailler beaucoup ; mais, si tu es, comme je le crois, un vrai
bon sujet, tu continueras à travailler de tout ton cur,
comme si tu n'avais rien.
Je ferai comme vous me conseillez, répondit Emmi. Je ne
demande qu'à rester avec vous et à suivre vos commandements.
Le brave garçon n'eut point à se repentir de la confiance
et de l'amitié qu'il sentait pour son maître. Celui-ci
le regarda toujours comme son fils et le traita en bon père.
Quand Emmi fut en âge d'homme, il épousa une des petites-filles
du vieux bûcheron, et, comme il n'avait pas touché à
son capital, que les intérêts de chaque année avaient
grossi, il se trouva riche pour un paysan de ce temps-là. Sa
femme était jolie, courageuse et bonne ; on faisait grand cas,
dans tout le pays, de ce jeune ménage, et, comme Emmi avait acquis
quelque savoir et montrait beaucoup d'intelligence dans sa partie, le
propriétaire de la forêt de Cernas le choisit pour son
garde général et lui fit bâtir une jolie maison
dans le plus bel endroit de la vieille futaie, tout auprès du
chêne parlant.
La prédiction du père Vincent s'était facilement
réalisée. Emmi était devenu trop grand pour occuper
son ancien gîte, et le chêne avait refait tant d'écorce,
que la logette s'était presque refermée. Quand Emmi, devenu
vieux, vit que la fente allait bientôt se fermer tout à
fait, il écrivit avec une pointe d'acier, sur une plaque de cuivre,
son nom, la date de son séjour dans l'arbre et les principales
circonstances de son histoire, avec cette prière à la
fin :
Feu
du ciel et du vent de la montagne, épargnez mon ami le vieux
chêne. Faites qu'il voie encore grandir mes petits-enfants et
leurs descendants aussi. Vieux chêne qui m'as parlé, dis-leur
aussi quelquefois une bonne parole pour qu'ils t'aiment toujours comme
je t'ai aimé.
Emmi jeta cette plaque écrite dans le creux où il avait
longtemps dormi et songé.
Le fente s'est refermée tout à fait. Emmi a fini de vivre,
et l'arbre vit toujours. Il ne parle plus, ou s'il parle, il n'y a plus
d'oreilles capables de le comprendre. On n'a plus peur de lui, mais
l'histoire d'Emmi s'est répandue, et, grâce au bon souvenir
que l'homme a laissé, le chêne est toujours respecté
et béni.