Elsie avait une
gouvernante irlandaise fort singulière. C'était la meilleure
personne qui fût au monde, mais quelques animaux lui étaient
antipathiques à ce point qu'elle entrait dans de véritables
fureurs contre eux. Si une chauve-souris pénétrait le
soir dans l'appartement, elle faisait des cris ridicules et s'indignait
contre les personnes qui ne couraient pas sus à la pauvre bête.
Comme beaucoup de gens éprouvent de la répugnance pour
les chauves-souris, on n'eût pas fait grande attention à
la sienne, si elle ne se fût étendue à de charmants
oiseaux, les fauvettes, les rouges-gorges, les hirondelles et autres
insectivores, sans en excepter les rossignols, qu'elle traitait de cruelles
bêtes. Elle s'appelait miss Barbara ***, mais on lui avait donné
le surnom de fée aux gros yeux ; fée, parce qu'elle était
très savante et très mystérieuse ; aux gros yeux,
parce qu'elle avait d'énormes yeux clairs saillants et bombés,
que la malicieuse Elsie comparait à des bouchons de carafe.
Elsie ne détestait pourtant pas sa gouvernante, qui était
pour elle l'indulgence et la patience mêmes : seulement, elle
s'amusait de ses bizarreries et surtout de sa prétention à
voir mieux que les autres, bien qu'elle eût pu gagner le grand
prix de myopie au concours de la conscription. Elle ne se doutait pas
de la présence des objets, à moins qu'elle ne les touchât
avec son nez, qui par malheur était des plus courts.
Un jour qu'elle avait donné du front dans une porte à
demi ouverte, la mère d'Elsie lui avait dit :
Vraiment, à quelque jour, vous vous ferez grand mal !
Je vous assure, ma chère Barbara, que vous devriez porter des
lunettes.
Barbara lui avait répondu avec vivacité :
Des lunettes, moi ? Jamais ! je craindrais de me gâter
la vue !
Et, comme on essayait de lui faire comprendre que sa vue ne pouvait
pas devenir plus mauvaise, elle avait répliqué, sur un
ton de conviction triomphante, qu'elle ne changerait avec qui que ce
soit les trésors de sa vision. Elle voyait les plus petits objets
comme les autres avec les loupes les plus fortes ; ses yeux étaient
deux lentilles de microscope qui lui révélaient à
chaque instant des merveilles inappréciables aux autres. Le fait
est qu'elle comptait les fils de la plus fine batiste et les mailles
des tissus les plus déliés, là où Elsie,
qui avait ce qu'on appelle de bons yeux, ne voyait absolument rien.
Longtemps on l'avait surnommée miss Frog (grenouille), et puis
on l'appela miss Maybug (hanneton), parce qu'elle se cognait partout
; enfin, le nom de fée aux gros yeux prévalut, parce qu'elle
était trop instruite et trop intelligente pour être comparée
à une bête, et aussi parce que tout le monde, en voyant
les découpures et les broderies merveilleuses qu'elle savait
faire, disait :
C'est une véritable fée !
Barbara ne semblait pas indifférente à ce compliment,
et elle avait coutume de répondre :
Qui sait ? Peut-être ! peut-être !
Un jour, Elsie lui demanda si elle disait sérieusement une pareille
chose, et miss Barbara répéta d'un air malin :
Peut-être, ma chère enfant, peut-être !
Il n'en fallut pas davantage pour exciter la curiosité d'Elsie
; elle ne croyait plus aux fées, car elle était déjà
grandelette, elle avait bien douze ans. Mais elle regrettait fort de
n'y plus croire, et il n'eût pas fallu la prier beaucoup pour
qu'elle y crût encore.
Le fait est que miss Barbara avait d'étranges habitudes. Elle
ne mangeait presque rien et ne dormait presque pas. On n'était
même pas bien certain qu'elle dormît, car on n'avait jamais
vu son lit défait. Elle disait qu'elle le refaisait elle-même
chaque jour, de grand matin, en s'éveillant, parce qu'elle ne
pouvait dormir que dans un lit dressé à sa guise. Le soir,
aussitôt qu'Elsie quittait le salon en compagnie de sa bonne qui
couchait auprès d'elle, miss Barbara se retirait avec empressement
dans le pavillon qu'elle avait choisi et demandé pour logement,
et on assurait qu'on y voyait de la lumière jusqu'au jour. On
prétendait même que, la nuit, elle se promenait avec une
petite lanterne en parlant tout haut avec des êtres invisibles.
La bonne d'Elsie en disait tant, qu'un beau soir, Elsie éprouva
un irrésistible désir de savoir ce qui se passait chez
sa gouvernante et de surprendre les mystères du pavillon.
Mais comment oser aller la nuit dans un pareil endroit ? Il fallait
faire au moins deux cents pas à travers un massif de lilas que
couvrait un grand cèdre, suivre sous ce double ombrage une allée
étroite, sinueuse et toute noire !
Jamais, pensa Elsie, je n'aurai ce courage-là.
Les sots propos des bonnes l'avaient rendue peureuse. Aussi ne s'y hasarda-t-elle
pas. Mais elle se risqua pourtant le lendemain à questionner
Barbara sur l'emploi de ses longues veillées.
Je m'occupe, répondit tranquillement la fée aux
gros yeux. Ma journée entière vous est consacrée
; le soir m'appartient. Je l'emploie à travailler pour mon compte.
Vous ne savez donc pas tout, que vous étudiez toujours
?
Plus on étudie, mieux on voit qu'on ne sait rien encore.
Mais qu'est-ce que vous étudiez donc tant ? Le latin ?
le grec ?
Je sais le grec et le latin. C'est autre chose qui m'occupe.
Quoi donc ? Vous ne voulez pas le dire ?
Je regarde ce que moi seule je peux voir.
Vous voyez quoi ?
Permettez-moi de ne pas vous le dire ; vous voudriez le voir
aussi, et vous ne pourriez pas ou vous le verriez mal, ce qui serait
un chagrin pour vous.
C'est donc bien beau, ce que vous voyez ?
Plus beau que tout ce que vous avez vu et verrez jamais de beau
dans vos rêves.
Ma chère miss Barbara, faites-le-moi-le-moi voir, je vous
en supplie !
Non, mon enfant, jamais ! Cela ne dépend pas de moi.
Eh bien, je le verrai ! s'écria Elsie dépitée.
J'irai la nuit chez vous, et vous ne me mettrez pas dehors.
Je ne crains pas votre visite, vous n'oseriez jamais venir !
Il faut donc du courage pour assister à vos sabbats ?
Il faut de la patience et vous en manquez absolument.
Elsie prit de l'humeur et parla d'autre chose. Puis elle revint à
la charge et tourmenta si bien la fée, que celle-ci promit de
la conduire le soir à son pavillon, mais en l'avertissant qu'elle
ne verrait rien ou ne comprendrait rien à ce qu'elle verrait.
Voir ! voir quelque chose de nouveau, d'inconnu, quelle soif, quelle
émotion pour une petite fille curieuse ! Elsie n'eut pas d'appétit
à dîner, elle bondissait involontairement sur sa chaise,
elle comptait les heures, les minutes. Enfin, après les occupations
de la soirée, elle obtint de sa mère la permission de
se rendre au pavillon avec sa gouvernante.
À peine étaient-elles dans le jardin qu'elles firent une
rencontre dont miss Barbara parut fort émue. C'était pourtant
un homme d'apparence très inoffensive que M. Bat, le précepteur
des frères d'Elsie. Il n'était pas beau ; maigre, très
brun, les oreilles et le nez pointus, et toujours vêtu de noir
de la tête aux pieds, avec des habits à longues basques,
très pointues aussi. Il était timide, craintif même
; hors de ses leçons, il disparaissait comme s'il eût éprouvé
le besoin de se cacher. Il ne parlait jamais à table, et le soir,
en attendant l'heure de présider au coucher de ses élèves,
il se promenait en rond sur la terrasse du jardin, ce qui ne faisait
de mal à personne, mais paraissait être l'indice d'une
tête sans réflexion livrée à une oisiveté
stupide. Miss Barbara n'en jugeait pas ainsi. Elle avait M. Bat en horreur,
d'abord à cause de son nom qui signifie chauve-souris en anglais.
Elle prétendait que, quand on a le malheur de porter un pareil
nom, il faut s'expatrier afin de pouvoir s'en attribuer un autre en
pays étranger. Et puis elle avait toutes sortes de préventions
contre lui, elle lui en voulait d'être de bon appétit,
elle le croyait vorace et cruel. Elle assurait que ses bizarres promenades
en rond dénotaient les plus funestes inclinations et cachaient
les plus sinistres desseins.
Aussi, lorsqu'elle le vit sur la terrasse, elle frissonna. Elsie sentit
trembler son bras auquel le sien s'était accroché. Qu'y
avait-il de surprenant à ce que M. Bat, qui aimait le grand air,
fût dehors jusqu'au moment de la retraite de ses élèves,
qui se couchaient plus tard qu'Elsie, la plus jeune des trois ? Miss
Barbara n'en fut pas moins scandalisée, et, en passant près
de lui, elle ne put se retenir de lui dire d'un ton sec :
Est-ce que vous comptez rester là toute la nuit ?
M. Bat fit un mouvement pour s'enfuir ; mais, craignant d'être
impoli, il s'efforça pour répondre et répondit
sous forme de question :
Est-ce que ma présence gêne quelqu'un, et désire-t-on
que je rentre ?
Je n'ai pas d'ordres à vous donner, reprit Barbara avec
aigreur, mais il m'est permis de croire que vous seriez mieux au parloir
avec la famille.
Je suis mal au parloir, répondit modestement le précepteur,
mes pauvres yeux y souffrent cruellement de la chaleur et de la vive
clarté des lampes.
Ah ! vos yeux craignent la lumière ? J'en étais
sûr ! Il vous faut tout au plus le crépuscule ? Vous voudriez
pouvoir voler en rond toute la nuit ?
Naturellement ! répondit le précepteur en s'efforçant
de rire pour paraître aimable : ne suis-je pas une bat ?
Il n'y a pas de quoi se vanter ! s'écria Barbara en frémissant
de colère.
Et elle entraîna Elsie, interdite, dans l'ombre épaisse
de la petite allée.
Ses yeux, ses pauvres yeux ! répétait Barbara en
haussant convulsivement les épaules ; attends que je te plaigne,
animal féroce !
Vous êtes bien dure pour ce pauvre homme, dit Elsie. Il
a vraiment la vue sensible au point de ne plus voir du tout aux lumières.
Sans doute, sans doute ! Mais comme il prend sa revanche dans
l'obscurité ! C'est un nyctalope et, qui plus est, un presbyte.
Elsi ne comprit pas ces épithètes, qu'elle crut déshonorantes
et dont elle n'osa pas demander l'explication. Elle était encore
dans l'ombre de l'allée qui ne lui plaisait nullement et voyait
enfin s'ouvrir devant elle le sombre berceau au fond duquel apparaissait
le pavillon blanchi par un clair regard de la lune à son lever,
lorsqu'elle recula en forçant miss Barbara à reculer aussi.
Qu'y a-t-il ? dit la dame aux gros yeux, qui ne voyait rien du
tout.
Il y a... il n'y a rien, répondit Elsie embarrassée.
Je voyais un homme noir devant nous, et, à présent, je
distingue M. Bat qui passe devant la porte du pavillon. C'est lui qui
se promène dans votre parterre.
Ah ! s'écria miss Barbara indignée, je devais m'y
attendre. Il me poursuit, il m'épie, il prétend dévaster
mon ciel ! Mais ne craignez rien, chère Elsie, je vais le traiter
comme il le mérite.
Elle s'élança en avant.
Ah ! ça ! Monsieur, dit-elle en s'adressant à un
gros arbre sur lequel la lune projetait l'ombre des objets, quand cessera
la persécution dont vous m'obsédez ?
Elle allait faire un beau discours, lorsque Elsie l'interrompit en l'entraînant
vers la porte du pavillon et en lui disant :
Chère miss Barbara, vous vous trompez, vous croyez parler
à M. Bat et vous parlez à votre ombre. M. Bat est déjà
loin, je ne le vois plus et je ne pense pas qu'il ait eu l'idée
de nous suivre.
Je pense le contraire, moi, répondit la gouvernante. Comment
vous expliquez-vous qu'il soit arrivé ici avant nous, puisque
nous l'avions laissé derrière et ne l'avons ni vu ni entendu
passer à nos côtés ?
Il aura marché à travers les plates-bandes, reprit
Elsie ; c'est le plus court chemin et c'est celui que je prends souvent
quand le jardinier ne me regarde pas.
Non, non ! dit miss Barbara avec angoisse, il a pris par-dessus
les arbres. Tenez, vous qui voyez loin, regardez au-dessus de votre
tête ! Je parie qu'il rôde devant mes fenêtres !
Elsie regarda et ne vit rien que le ciel, mais, au bout d'un instant,
elle vit l'ombre mouvante d'une énorme chauve-souris passer et
repasser sur les murs du pavillon. Elle n'en voulut rien dire à
miss Barbara, dont les manies l'impatientaient en retardant la satisfaction
de sa curiosité. Elle la pressa d'entrer chez elle en lui disant
qu'il n'y avait ni chauve-souris ni précepteur pour les épier.
D'ailleurs, ajouta-t-elle, en entrant dans le petit parloir du
rez-de-chaussée, si vous êtes inquiète, nous pourrons
fort bien fermer la fenêtre et les rideaux.
Voilà qui est impossible ! répondit Barbara. Je
donne un bal et c'est par la fenêtre que mes invités doivent
se présenter chez moi.
Un bal ! s'écria Elsie stupéfaite, un bal dans
ce petit appartement ? des invités qui doivent entrer par la
fenêtre ? Vous vous moquez de moi, miss Barbara.
Je dis un bal, un grand bal, répondit Barbara en allumant
une lampe qu'elle posa sur le bord de la fenêtre ; des toilettes
magnifiques, un luxe inouï !
Si cela est, dit Elsie ébranlée par l'assurance
de sa gouvernante, je ne puis rester ici dans le pauvre costume où
je suis. Vous eussiez dû m'avertir, j'aurais mis ma robe rose
et mon collier de perles.
Oh ! ma chère, répondit Barbara en plaçant
une corbeille de fleurs à côté de la lampe, vous
auriez beau vous couvrir d'or et de pierreries, vous ne feriez pas le
moindre effet à côté de mes invités.
Elsie un peu mortifiée garda le silence et attendit. Miss Barbara
mit de l'eau et du miel dans une soucoupe en disant :
Je prépare les rafraîchissements.
Puis, tout à coup, elle s'écria :
En voici un ! c'est la princesse Nepticula Marginicollella avec
sa tunique de velours noir traversée d'une large bande d'or.
Sa robe est en dentelle noire avec une longue frange. Présentons-lui
une feuille d'orme, c'est le palais de ses ancêtres où
elle a vu le jour. Attendez ! Donnez-moi cette feuille de pommier pour
sa cousine germaine, la belle Malella, dont la robe noire a des lames
d'argent et dont la jupe frangée est d'un blanc nacré.
Donnez-moi du genêt en fleurs, pour réjouir les yeux de
ma chère Cemiostoma Spartifoliella, qui approche avec sa toilette
blanche à ornements noir et or. Voici des roses pour vous, marquise
Nepticula Centifoliella. Regardez, chère Elsie ! admirez cette
tunique grenat brodée d'argent. Et ces deux illustres Lavernides
: Linneella, qui porte sur sa robe une écharpe orange brodée
d'or, tandis que Schranckella a l'écharpe orange lamée
d'argent. Quel goût, quelle harmonie dans ces couleurs voyantes
adoucies par le velouté des étoffes, la transparence des
franges soyeuses et l'heureuse répartition des quantités
! L'Adélide Pazerella est toute en drap d'or bordé de
noir, sa jupe est lilas à frange d'or. Enfin, la Pyrale Rosella,
que voici et qui est une des plus simples, a la robe de dessous d'un
rose vif teintée de blanc sur les bords. Quel heureux effet produit
sa robe de dessous d'un brun clair ! Elle n'a qu'un défaut, c'est
d'être un peu grande ; mais voici venir une troupe de véritables
mignonnes exquises. Ce sont des Tinéines vêtues de brun
et semées de diamants, d'autres blanches avec des perles sur
de la gaze. Dispunctella a dix gouttes d'or sur sa robe d'argent. Voici
de très grands personnages d'une taille relativement imposante
: c'est la famille des Adélides avec leurs antennes vingt fois
plus longues que leur corps, et leur vêtement d'or à reflets
rouges ou violets qui rappellent la parure des plus beaux colibris.
Et, à présent, voyez ! voyez la foule qui se presse !
il en viendra encore, et toujours ! et vous, vous ne saurez laquelle
de ces reines du soir admirer le plus pour la splendeur de son costume
et le goût exquis de sa toilette. Les moindres détails
du corsage, des antennes et des pattes sont d'une délicatesse
inouïe et je ne pense pas que vous ayez jamais vu nulle part de
créatures aussi parfaites. À présent, remarquez
la grâce de leurs mouvements, la folle et charmante précipitation
de leur vol, la souplesse de leurs antennes qui est un langage, la gentillesse
de leurs attitudes. N'est-ce pas, Elsie, que c'est là une fête
inénarrable, et que toutes les autres créatures sont laides,
monstrueuses et méchantes en comparaison de celles-ci ?
Je dirai tout ce que vous voudrez pour vous faire plaisir, répondit
Elsie désappointée, mais la vérité est que
je ne vois rien ou presque rien de ce que vous me décrivez avec
tant d'enthousiasme. J'aperçois bien autour de ces fleurs et
de cette lampe, des vols de petits papillons microscopiques, mais je
distingue à peine des points brillants et des points noirs, et
je crains que vous ne puisiez dans votre imagination les splendeurs
dont il vous plaît de les revêtir.
Elle ne voit pas ! elle ne distingue pas ! s'écria douloureusement
la fée aux gros yeux. Pauvre petite ! j'en étais sûre
! Je vous l'avais bien dit, que votre infirmité vous priverait
des joies que je savoure ! Heureusement, j'ai su compatir à la
débilité de vos organes ; voici un instrument dont je
ne me sers jamais, moi, et que j'ai emprunté pour vous à
vos parents. Prenez et regardez.
Elle offrait à Elsie une forte loupe, dont, faute d'habitude,
Elsie eut quelque peine à se servir. Enfin, elle réussit,
après une certaine fatigue, à distinguer la réelle
et surprenante beauté d'un de ces petits êtres ; elle en
fixa un autre et vit que miss Barbara ne l'avait pas trompée
: l'or, la pourpre, l'améthyste, le grenat, l'orange, les perles
et les roses se condensaient en ornements symétriques sur les
manteaux et les robes de ces imperceptibles personnages. Elsie demandait
naïvement pourquoi tant de richesse et de beauté étaient
prodiguées à des êtres qui vivent tout au plus quelques
jours et qui volent la nuit, à peine saisissables, au regard
de l'homme.
Ah ! voilà ! répondit en riant la fée aux
gros yeux. Toujours la même question ! Ma pauvre Elsie, les grandes
personnes la font aussi, c'est-à-dire qu'elles n'ont, pas plus
que les enfants, l'idée saine des lois de l'univers. Elles croient
que tout a été créé pour l'homme et que
ce qu'il ne voit pas ou ne comprend pas, ne devrait pas exister. Mais
moi, la fée aux gros yeux, comme on m'appelle, je sais que ce
qui est simplement beau et aussi important que ce que l'homme utilise,
et je me réjouis quand je contemple des choses ou des êtres
merveilleux dont personne ne songe à tirer parti. Mes chers petits
papillons sont répandus par milliers de milliards sur la terre,
ils vivent modestement en famille sur une petite feuille, et personne
n'a encore eu l'idée de les tourmenter.
Fort bien, dit Elsie, mais les oiseaux, les fauvettes, les rossignols
s'en nourrissent, sans compter les chauves-souris !
Les chauves-souris ! Ah ! vous m'y faites songer ! La lumière
qui attire mes pauvres petits amis et qui me permet de les contempler,
attire aussi ces horribles bêtes qui rôdent des nuits entières,
la gueule ouverte, avalant tout ce qu'elles rencontrent. Allons, le
bal est fini, éteignons cette lampe. Je vais allumer ma lanterne,
car la lune est couchée, et je vais vous reconduire au château.
Comme elles descendaient les marches du petit perron du pavillon :
Je vous l'avais bien dit, Elsie, ajouta miss Barbara, vous avez
été déçue dans votre attente, vous n'avez
vu qu'imparfaitement mes petites fées de la nuit et leur danse
fantastique autour de mes fleurs. Avec la loupe, on ne voit qu'un objet
à la fois, et, quand cet objet est un être vivant, on ne
le voit qu'au repos. Moi, je vois tout mon cher petit monde à
la fois, je ne perds rien de ses allures et de ses fantaisies. Je vous
en ai montré fort peu aujourd'hui. La soirée était
trop fraîche et le vent ne donnait pas du bon côté.
C'est dans les nuits d'orage que j'en vois des milliers se réfugier
chez moi, ou que je les surprends dans leurs abris de feuillage et de
fleurs. Je vous en ai nommé quelques-uns, mais il y en a une
multitude d'autres qui, selon la saison, éclosent à une
courte existence d'ivresse, de parure et de fêtes. On ne les connaît
pas tous, bien que certaines personnes savantes et patientes les étudient
avec soin et que l'on ait publié de gros livres où ils
sont admirablement représentés avec un fort grossissement
pour les yeux faibles ; mais ces livres ne suffisent pas, et chaque
personne bien douée et bien intentionnée peut grossir
le catalogue acquis à la science par des découvertes et
des observations nouvelles. Pour ma part, j'en ai trouvé un grand
nombre qui n'ont encore ni leurs noms ni leurs portraits publiés,
et je m'ingénie à réparer à leur profit
l'ingratitude ou le dédain de la science. Il est vrai qu'ils
sont si petits, si petits, que peu de personnes daigneront les observer.
Est-ce qu'il y en a de plus petits que ceux que vous m'avez montrés
? dit Elsie, qui voyant miss Barbara arrêtée sur le perron,
s'était appuyée sur la rampe.
Elsie avait veillé plus tard que de coutume, elle n'avait pas
eu toute la surprise et tout le plaisir qu'elle se promettait et le
sommeil commençait à la gagner.
Il y a des êtres infiniment petits, dont on ne devrait
pas parler sans respect, répliqua miss Barbara, qui ne faisait
pas attention à la fatigue de son élève. Il y en
a qui échappent au regard de l'homme et aux plus forts grossissements
des instruments. Du moins, je le présume et je le crois, moi
qui en vois plus que la plupart des gens n'en peuvent voir. Qui peut
dire à quelles dimensions, apparentes pour nous, s'arrête
la vie universelle ? Qui nous prouve que les puces n'ont pas des puces,
lesquelles nourrissent à leur tour des puces qui en nourrissent
d'autres, et ainsi jusqu'à l'infini ? Quant aux papillons, puisque
les plus petits que nous puissions apercevoir sont incontestablement
plus beaux que les gros, il n'y a pas de raison pour qu'il n'en existe
pas une foule d'autres encore plus beaux et plus petits dont les savants
ne soupçonnent jamais l'existence.
Miss Barbara en état là de sa démonstration, sans
se douter qu'Elsie, qui s'était laissée glisser sur les
marches du perron, dormait de tout son cur, lorsqu'un choc inattendu
souleva brusquement la petite lanterne des mains de la gouvernante et
fit tomber cet objet sur les genoux d'Elsie réveillée
en sursaut.
Une chauve-souris ; une chauve-souris ! s'écria Barbara
éperdue en cherchant à ramasser la lanterne éteinte
et brisée.
Elsie s'était vivement levée sans savoir où elle
était.
Là ! là ! criait Barbara, sur votre jupe, l'horrible
bête est tombée aussi, je l'ai vue tomber, elle est sur
vous !
Elsie n'avait pas peur des chauves-souris, mais elle savait que, si
un choc léger les étourdit, elles ont de bonnes petites
dents pour mordre, quand on veut les prendre, et, avisant un point noir
sur sa robe, elle le saisit dans son mouchoir en disant :
Je la tiens, tranquillisez-vous, miss Barbara, je la tiens bien
!
Tuez-la, étouffez-la, Elsie ! Serrez bien fort, étouffez
ce mauvais génie, cet affreux précepteur qui me persécute
!
Elsie ne comprenait plus rien à la folie de sa gouvernante ;
elle n'aimait pas à tuer et trouvait les chauves-souris fort
utiles, vu qu'elles détruisent une multitude de cousins et d'insectes
nuisibles. Elle secoua son mouchoir instinctivement pour faire échapper
le pauvre animal ; mais quelle fut sa surprise, quelle fut sa frayeur
en voyant M. Bat s'échapper du mouchoir et s'élancer sur
miss Barbara, comme s'il eût voulu la dévorer !
Elsie s'enfuie à travers les plates-bandes, en proie à
une terreur invincible. Mais, au bout de quelques instants, elle fut
prise de remords, se retourna et revint sur ses pas pour porter secours
à son infortunée gouvernante. Miss Barbara avait disparu
et la chauve-souris volait en rond autour du pavillon.
Mon Dieu ! s'écria Elsie désespérée,
cette bête cruelle a avalé ma pauvre fée ! Ah !
si j'avais su, je ne lui aurais pas sauvé la vie !
La chauve-souris disparut et M. Bat se trouva devant Elsie.
Ma chère enfant, lui dit-il, c'est bien et c'est raisonnable
de sauver la vie à de pauvres persécutés. Ne vous
repentez pas d'une bonne action, miss Barbara n'a eu aucun mal. En l'entendant
crier, j'étais accouru, vous croyant l'une et l'autre menacées
de quelque danger sérieux. Votre gouvernante s'est réfugiée
et barricadée chez elle en m'accablant d'injures que je ne mérite
pas. Puisqu'elle vous abandonne à ce qu'elle regarde comme un
grand péril, voulez-vous me permettre de vous reconduire à
votre bonne, et n'aurez-vous point peur de moi ?
Vraiment, je n'ai jamais eu peur de vous, monsieur Bat, répondit
Elsie, vous n'êtes point méchant, mais vous êtes
fort singulier.
Singulier, moi ? Qui peut vous faire penser que j'aie une singularité
quelconque ?
Mais... je vous ai tenu dans mon mouchoir tout à l'heure,
monsieur Bat, et permettez-moi de vous dire que vous vous exposiez beaucoup,
car, si j'avais écouté miss Barbara, c'était fait
de vous !
Chère miss Elsie, répondit le précepteur
en riant, je comprends maintenant ce qui s'est passé et je vous
bénis de m'avoir soustrait à la haine de cette pauvre
fée, qui n'est pas méchante non plus, mais qui est bien
plus singulière que moi !
Quand Elsie eut bien dormi, elle trouva fort invraisemblable que M.
Bat eût le pouvoir de devenir homme ou bête à volonté.
À déjeuner, elle remarqua qu'il avalait avec délices
des tranches de buf saignant, tandis que miss Barbara ne prenait
que du thé. Elle en conclut que le précepteur n'était
pas homme à se régaler de micros, et que la gouvernante
suivait un régime propre à entretenir ses vapeurs.