J'ai trahi pour
vous, mes enfants, le secret du vent et des roses. Je vais vous raconter
maintenant l'histoire d'un caillou. Mais je vous tromperais si je vous
disais que les cailloux parlent comme les fleurs. S'ils disent quelque
chose, lorsqu'on les frappe, nous ne pouvons l'entendre que comme un
bruit sans paroles. Tout dans la nature a une voix, mais nous ne pouvons
attribuer la parole qu'aux êtres. Une fleur est un être
pourvu d'organes et qui participe largement à la vie universelle.
Les pierres ne vivent pas, elles ne sont que les ossements d'un grand
corps, qui est la planète, et, ce grand corps, on peut le considérer
comme un être ; mais les fragments de son ossature ne sont pas
plus des êtres par eux-mêmes qu'une phalange de nos doigts
ou une portion de notre crâne n'est un être humain.
C'était pourtant un beau caillou, et ne croyez pas que vous eussiez
pu le mettre dans votre poche, car il mesurait peut-être un mètre
sur toutes ses faces. Détaché d'une roche de cornaline,
il était cornaline lui-même, non pas de la couleur de ces
vulgaires silex sang de boeuf qui jonchent nos chemins, mais d'un rose
chair veiné de parties ambrées, et transparent comme un
cristal. Vitrification splendide, produite par l'action des feux plutoniens
sur l'écorce siliceuse de la terre, il avait été
séparé de sa roche par une dislocation, et il brillait
au soleil, au milieu des herbes, tranquille et silencieux, depuis des
siècles dont je ne sais le compte. La fée Hydrocharis
vint enfin un jour à le remarquer. La fée Hydrocharis
(beauté des eaux) était amoureuse des ruisseaux tranquilles,
parce qu'elle y faisait pousser ses plantes favorites, que je ne vous
nommerai pas, vu que vous les connaissez maintenant et que vous les
chérissez aussi.
La fée avait du dépit, car, après une fonte de
neiges assez considérable sur les sommets de montagnes, le ruisseau
avait ensablé de ses eaux troublées et grondeuses les
tapis de fleurs et de verdure que la fée avait caressés
et bénis la veille. Elle s'assit sur le gros caillou et, contemplant
le désastre, elle se fit ce raisonnement :
- La fée des glaciers, ma cruelle ennemie, me chassera de cette
région, comme elle m'a chassée déjà des
régions qui sont au-dessus et qui, maintenant, ne sont plus que
des amas de ruines. Ces roches entraînées par les glaces,
ces moraines stériles où la fleur ne s'épanouit
plus, où l'oiseau ne chante plus, où le froid et la mort
règnent stupidement, menacent de s'étendre sur mes riants
herbages et sur mes bosquets embaumés. Je ne puis résister,
le néant veut triompher ici de la vie, le destin aveugle et sourd
est contre moi. Si connaissais, au moins, les projets de l'ennemis,
j'essayerais de lutter. Mais ces secrets ne sont confiés qu'aux
ondes fougueuses dont les mille voix confuses me sont inintelligibles.
Dès qu'elles arrivent à mes lacs et à mes étangs,
elles se taisent, et, sur mes pentes sinueuses, elles se laissent glisser
sans bruit. Comment les décider à parler de ce qu'elles
savent des hautes régions d'où elles descendent et où
il m'est interdit de pénétrer ?
La fée se leva, réfléchit encore, regarda autour
d'elle et accorda enfin son attention au caillou qu'elle avait jusque-là
méprisé comme une chose inerte et stérile. Il lui
vint alors une idée, qui était de placer ce caillou sur
le passage incliné du ruisseau. Elle ne prit pas la peine de
pousser le bloc, elle souffla dessus, et le bloc se mit en travers de
l'eau courante, debout sur le sable où il s'enfonça par
son propre poids, de manière à y demeurer solidement fixé.
Alors, la fée regarda et écouta.
Le ruisseau, évidemment irrité de rencontrer cet obstacle,
le frappa d'abord brutalement pour le chasser de son chemin ; puis il
le contourna et se pressa sur ses flancs jusqu'à ce qu'il eût
réussi à se creuser une rigole de chaque côté,
et il se précipita dans ces rigoles en exhalant une sourde plainte.
- Tu ne dis encore rien qui vaille, pensa la fée, mais je vais
t'emprisonner si bien que je te forcerai de me répondre.
Alors, elle donna une chiquenaude au bloc de cornaline qui se fendit
en quatre. C'est si puissant un doigt de fée ! L'eau, rencontrant
quatre murailles au lieu d'une, s'y laissa choir, et, bondissant de
tous côtés en ruisselets entrecoupés, il se mit
à babiller comme un fou, jetant ses paroles si vite, que c'était
un bredouillage insensé, impossible.
La fée cassa encore une fois le bloc et des quatre morceaux en
fit huit qui, divisant encore le cours de l'eau, la forcèrent
à se calmer et à murmurer discrètement. Alors,
elle saisit son langage, et, comme les ruisseaux sont de nature indiscrète
et babillarde, elle apprit que la reine des glaciers avait résolu
d'envahir son domaine et de la chasser encore plus loin.
Hydrocharis prit alors toutes ses plantes chéries dans sa robe
tissue de rayons de soleil, et s'éloigna, oubliant au milieu
de l'eau les pauvres débris du gros caillou, qui restèrent
là jusqu'à ce que les eaux obstinées les eussent
emportés ou broyés.
Rien n'est philosophe et résigné comme un caillou. Celui
dont j'essaye de vous dire l'histoire n'était plus représenté
un peu dignement que par un des huit morceaux, lequel était encore
gros comme votre tête, et, à peu près aussi rond,
vu que les eaux qui avaient émietté les autres, l'avaient
roulé longtemps. Soit qu'il eût eu plus de chance, soit
qu'on eût eu des égards pour lui, il était arrivé
beau, luisant et bien poli jusqu'à la porte d'une hutte de roseaux
où vivaient d'étranges personnages.
C'était des hommes sauvages, vêtus de peaux de bêtes,
portant de longues barbes et de longs cheveux, faute de ciseaux pour
les couper, ou parce qu'ils se trouvaient mieux ainsi, et peut-être
n'avaient-ils pas tort. Mais, s'ils n'avaient pas encore inventé
les ciseaux, ce dont je ne suis pas sûr, ces hommes primitifs
n'en étaient pas moins d'habiles couteliers. Celui qui habitait
la hutte était même un armurier recommandable.
Il ne savait pas utiliser le fer, mais les cailloux grossiers devenaient
entre ses mains des outils de travail ingénieux ou des armes
redoutables. C'est vous dire que ces gens appartenaient à la
race de l'âge de pierre qui se confond dans la nuit des temps
avec les premiers âges de l'occupation celtique. Un des enfants
de l'armurier trouva sous ses pieds le beau caillou amené par
le ruisseau, et, croyant que c'était un des nombreux éclats
ou morceaux de rebut jetés çà et là autour
de l'atelier de son père, il se mit à jouer avec et à
le faire rouler. Mais le père, frappé de la vive couleur
et de la transparence de cet échantillon, le lui ôta des
mains et appela ses autres enfants et apprentis pour l'admirer. On ne
connaissait dans le pays environnant aucune roche d'où ce fragment
pût provenir. L'armurier recommanda à son monde de bien
surveiller les cailloux que charriait le ruisseau ; mais ils eurent
beau chercher et attendre, ils n'en trouvèrent pas d'autre et
celui-ci resta dans l'atelier comme un objet des plus rares et des plus
précieux.
A quelques jours de là, un homme bleu descendit de la colline
et somma l'armurier de lui livrer sa commande. Cet homme bleu, qui était
blanc en dessous, avait la figure et le corps peints avec le suc d'une
plante qui fournissait aux chefs et aux guerriers ce que les Indiens
d'aujourd'hui appellent encore leur peinture de guerre. Il était
donc de la tête aux pieds d'un beau bleu d'azur et la famille
de l'armurier le contemplait avec admiration et respect.
Il avait commandé une hache de silex, la plus lourde et la plus
tranchante qui eût été jamais fabriquée depuis
l'âge du renne, et cette arme formidable lui fut livrée,
moyennant le prix de deux peaux d'ours, selon qu'il avait été
convenu. L'homme bleu ayant payé, allait se retirer, lorsque
l'armurier lui montra son caillou de cornaline en lui proposant de le
façonner pour lui en hache ou en casse-tête. L'homme bleu,
émerveillé de la beauté de la matière, demanda
un casse-tête qui serait en même temps un couteau propre
à dépecer les animaux après les avoir assommés.
On lui fabriqua donc avec ce caillou merveilleux un outil admirable
auquel, à force de patience, on peut même donner le poli
jusqu'alors inconnu à une industrie encore privée de meules
; et, pour porter au comble la satisfaction de l'homme bleu, un des
fils de l'armurier, enfant très adroit et très artiste,
dessina avec une pointe faite d'un éclat, la figure d'un daim
sur un des côtés de la lame. Un autre, apprenti très
habile au montage, enchâssa l'arme dans un manche de bois fendu
par le milieu et assujetti aux extrémités par des cordes
de fibres végétales très finement tressées
et d'une solidité à toute épreuve.
L'homme bleu donna douze peaux de daim pour cette merveille et l'emporta,
triomphant, dans sa mardelle immense, car il était un grand chef
de clan, enrichi à la chasse et souvent victorieux à la
guerre.
Vous savez ce qu'est une mardelle : vous avez vu ces grands trous béants
au milieu de nos champs aujourd'hui cultivés, jadis couverts
d'étangs et de forêts. Plusieurs ont de l'eau au fond tandis
qu'à un niveau plus élevé, on a trouvé des
cendres, des os, des débris de poteries et des pierres disposées
en foyer.
On peut croire que les peuples primitifs aimaient à demeurer
sur l'eau, témoins les cités lacustres trouvées
en si grand nombre et dont vous avez entendu beaucoup parler.
Moi, j'imagine que, dans les pays de plaine comme les nôtres,
où l'eau est rare, on creusait le plus profondément possible,
et, autant que possible, aussi dans le voisinage d'une source. On détournait
au besoin le cours d'un faible ruisseau et on l'emmagasinait dans ces
profonds réservoirs, puis l'on bâtissait sur pilotis une
spacieuse demeure, qui s'élevait comme un îlot dans un
entonnoir et dont les toits inaperçus ne s'élevaient pas
au-dessus du niveau du sol, toutes conditions de sécurité
contre le parcours des bêtes sauvages ou l'invasion des hordes
ennemies.
Quoi qu'il en soit, l'homme bleu résidait dans une grande mardelle
(on dit aussi margelle), entourée de beaucoup d'autres plus petites
et moins profondes, où plusieurs familles s'étaient établies
pour obéir à ses ordres en bénéficiant de
sa protection. L'homme bleu fit le tour de toutes ces citernes habitées,
franchit, pour entrer chez ses clients, les arbres jetés en guise
de ponts, se chauffa à tous les foyers, causa amicalement avec
tout le monde, montrant sa merveilleuse hache rose, et laissant volontiers
croire qu'il l'avait reçue en présent de quelque divinité.
Si on le crut, ou si l'on feignit de le croire, je l'ignore ; mais la
hache rose fut regardée comme un talisman d'une invincible puissance,
et, lorsque l'ennemi se présenta pour envahir la tribu, tous
se portèrent au combat avec un confiance exaltée. La confiance
fait la bravoure et la bravoure fait la force. L'ennemi fut écrasé,
la hache rose du grand chef devint pourpre dans le sang des vaincus.
Une gloire nouvelle couronna les anciennes gloires de l'homme bleu,
et, dans sa terreur, l'ennemi lui donna le nom de Marteau-Rouge, que
sa tribu et ses descendants portèrent après lui.
Ce marteau lui porta bonheur car il fut vainqueur dans toutes ses guerres
comme dans toutes ses chasses, et mourut, plein de jours, sans avoir
été victime d'aucun des hasards de sa vie belliqueuse.
On l'enterra sous une énorme butte de terre et de sable suivant
la coutume du temps, et, malgré le désir effréné
qu'avaient ses héritiers de posséder le marteau rouge,
on enterra le marteau rouge avec lui. Ainsi le voulait la loi religieuse
conservatrice du respect dû aux morts.
Voilà donc notre caillou rejeté dans le néant des
ténèbres après une courte période de gloire
et d'activité. La tribu du Marteau-Rouge eut lieu de regretter
la sépulture donnée au talisman, car les tribues ennemies,
longtemps épouvantées par la vaillance du grand chef,
revinrent en nombre et dévastèrent les pays de chasse,
enlevèrent les troupeaux et ravagèrent même les
habitations.
Ces malheurs décidèrent un des descendants de Marteau-Rouge
1er à violer la sépulture de son aïeul, à
pénétrer la nuit dans son caveau et à enlever secrètement
le talisman, qu'il cacha avec soin dans sa mardelle. Comme il ne pouvait
avouer à personne cette profanation, il ne pouvait se servir
de cette arme excellente et ranimer le courage de son clan, en la faisant
briller au soleil des batailles. N'étant plus secouée
par un bras énergique et vaillant, - le nouveau possesseur était
plus superstitieux que brave, - elle perdit sa vertu, et la tribu, vaincue,
dispersée, dut aller chercher en d'autres lieux des établissements
nouveaux. Ses mardelles conquises furent occupées par le vainqueur,
et des siècles s'écoulèrent sans que le fameux
marteau enterré entre deux pierres fût exhumé. On
l'oublia si bien, que, le jour où une vieille femme, en poursuivant
un rat dans sa cuisine, le retrouva intact, personne ne put lui dire
à quoi ce couteau de pierre avait pu servir. L'usage de ces outils
s'était perdu. On avait appris à fondre et à façonner
le bronze, et, comme ces peuples n'avaient pas d'histoire, ils ne se
souvenaient pas des services que le silex leur avait rendus.
Toutefois, la vieille femme trouva le marteau joli et l'essaya pour
râper les racines qu'elle mettait dans sa soupe. Elle le trouva
commode, bien que le temps et l'humidité l'eussent privé
de son beau manche à cordelettes. Il était encore coupant.
Elle en fit son couteau de prédilection. Mais, après elle,
des enfants voulurent s'en servir et l'ébrêchèrent
outrageusement.
Quand vint l'âge du fer, cet ustensile méprisé fut
oublié sur le bord de la margelle tarie et à demi comblée.
On construisit de nouvelles habitations à fleur de terre avec
des cultures autour. On connaissait la bêche et la cognée,
on parlait, on agissait, on pensait autrement que par le passé.
Le glorieux marteau-rouge redevint simple caillou et reprit son sommeil
impassible dans l'herbe des prairies.
Bien des siècles se passèrent encore lorsqu'un paysan
chasseur qui poursuivait un lièvre réfugié dans
la mardelle, et qui, pour mieux courir, avait quitté ses sabots,
se coupa l'orteil sur une des faces encore tranchantes du marteau rouge.
Il le ramassa, pensant en faire des pierres pour son fusil, et l'apporta
chez lui, où il l'oublia dans un coin. A l'époque des
vendanges, il s'en servit pur caler sa cuve ; après quoi, il
le jeta dans son jardin, où les choux, ces fiers occupants d'une
terre longtemps abandonnée à elle-même, le couvrir
de leur ombre et lui permirent de dormir encore à l'abri du caprice
de l'homme.
Cent ans plus tard, un jardinier le rencontra sous sa bêche, et,
comme le jardin du paysan s'était fondu dans un parc seigneurial,
ce jardinier porta sa trouvaille au châtelain, en lui disant :
- Ma foi, monsieur le comte, je crois bien que j'ai trouvé dans
mes planches d'asperges un de ces marteaux anciens dont vous êtes
curieux.
M. le comte complimenta son jardinier sur son oeil d'antiquaire et fit
grand cas de sa découverte. Le marteau rouge était un
des plus beaux spécimens de l'antique industrie de nos pères,
et, malgré les outrages du temps, il portait la trace indélébile
du travail de l'homme à un degré remarquable. Tous les
amis de la maison et tous les antiquaires du pays l'admirèrent.
Son âge devint un sujet de grande discussion. Il était
en partie dégrossi et taillé au silex comme les spécimens
des premiers âges, en partie façonné et poli comme
ceux d'un temps moins barbare. Il appartenait évidemment à
un temps de transition, peut-être avait-il été apporté
par des émigrants ; à coup sûr, dirent les géologues,
il n'a pas été fabriqué dans le pays, car il n'y
a pas de trace de cornaline bien loin à la ronde.
Les géologues n'oublièrent qu'une chose, c'est que les
eaux sont les conducteurs de minéraux de toute sorte, et les
antiquaires ne songèrent pas à se demander si l'histoire
des faits industriels n'étaient pas démentie à
chaque instant par des tentatives personnelles dues au caprice ou au
génie de quelque artisan mieux doué que les autres. La
figure tracée sur la lame présentait encore quelques linéaments
qui furent soigneusement examinés. On y voyait bien encore l'intention
de représenter un animal. Mais était-ce un cheval, un
cerf, un ours des cavernes ou un mammouth ?
Quand on eut bien examiné et interrogé le marteau rouge,
on le plaça sur un coussinet de velours. C'éait la plus
curieuse pièce de la collection de M. le comte. Il eut la place
d'honneur et la conserva pendant une dizaine d'années.
Mais M. le comte vint à mourir sans enfants, et Mme la comtesse
trouva que le défunt avait dépensé pour ses collections
beaucoup d'argent qu'il eût mieux employé à lui
acheter des dentelles et à renouveler ses équipages. Elle
fit vendre toutes ces antiquailles, pressée qu'elle était
d'en débarrasser les chambres de son château. Elle ne conserva
que quelques gemmes gravées et quelques médailles d'or
qu'elle pouvait utiliser pour sa parure, et, comme le marteau rouge
était tiré d'une cornaline particulièrement belle,
elle le confia à un lapidaire chargé de le tailler en
plaques destinées à un fermoir de ceinture.
Quand les fragments du marteau rouge furent taillés et montés,
madame trouva la chose fort laide et la donna à sa petite nièce
âgé de six ans qui en orna sa poupée. Mais ce bijou
trop lourd et trop grand ne lui plut pas longtemps et elle imagina d'en
faire de la soupe. Oui vraiment, mes enfants, de la soupe pour les poupées.
Vous savez mieux que moi que la soupe aux poupées se compose
de choses très variées : des fleurs, des graines, des
coquilles, des haricots blancs et rouges, tout est bon quand cela est
cuit à point dans un petit vase de fer-blanc sur un feu imaginaire.
La petite nièce, manquant de carottes pour son pot-au-feu, remarqua
la belle couleur de la cornaline, et, à l'aide d'un fer à
repasser, elle la broya en mille petits morceaux qui donnèrent
très bonne mine à la soupe que la poupée eût
dû trouver succulente.
Si le marteau rouge eût été un être, c'est-à-dire
s'il eût pu penser, quelles réflexions n'eût-il pas
faites sur son étrange destinée ? Avoir été
montagne, et puis bloc ; avoir servi sous cette forme à l'oeuvre
mystérieuse d'une fée, avoir forcé un ruisseau
à révéler les secrets du génie des cimes
glacées ; avoir été, plus tard, le palladium d'une
tribu guerrière, la gloire d'un peuple, le sceptre d'un homme
bleu ; être descendu à l'humble condition de couteau de
cuisine jusqu'à ratisser, Dieu sait quels légumes, chez
un peuple encore sauvage ; avoir retrouvé une sorte de gloire
dans les mains d'un antiquaire, jusqu'à se pavaner sur un socle
de velours aux yeux des amateurs émerveillés : et tout
cela pour devenir carotte fictive dans les mains d'un enfant, sans pouvoir
seulement éveiller l'appétit dédaigneux d'une poupée
!
Le marteau rouge n'était pourtant pas absolument anéanti.
Il en était resté un morceau gros comme une noix que le
valet de chambre ramassa en balayant et qu'il vendit cinquante centimes
au lapidaire. Avec ce dernier fragment, le lapidaire fit trois bagues
qu'il vendit un franc chacune. C'est très joli, une bague de
cornaline, mais c'est vite cassé et perdu. Une seule existe encore,
elle a été donnée à une petite fille soigneuse
qui la conserve précieusement sans se douter qu'elle possède
la dernière parcelle du fameux marteau rouge, lequel n'était
lui-même qu'une parcelle de la roche aux fées.
Tel est le sort des choses. Elles n'existent que par le prix que nous
y attachons, elles n'ont point d'âme qui les fasse renaître,
elles deviennent poussière ; mais, sous cette forme, tout ce
qui possède la vie les utilise encore. La vie se sert de tout,
et ce que le temps et l'homme détruisent renaît sous des
formes nouvelles, grâce à cette fée qui ne laisse
rien perdre, qui répare tout et qui recommence tout ce qui était
défait. Cette reine des fées, vous la connaissez fort
bien : c'est la nature.