Il y avait une fois,
au Cazal de Chalabre, une pauvre femme qui gagnait péniblement
sa vie. Elle avait un fils qui sappelait Gros-Jean. Il était
beau et paresseux. Elle ladorait ; elle disait à tout le
monde :
Mon Gros-Jean ne sera pas comme moi, misérable. Je saurais
lui trouver un métier qui fait devenir riche.
Mais tout le monde lui riait au nez. Ces gens pauvres et simples pour
qui la vie nétait quune longue fatigue, ne pensaient
quil fût possible à des paysans de sévader
de leur misère.
Or, un soir dans la forêt de Sainte-Colombe, notre bonne femme
fit rencontre dun sorcier qui lui dit :
Jai ton affaire. Je me charge denseigner à
ton fils lart de se changer en toutes sortes danimaux et
de reprendre chaque fois sa forme humaine après six jours. Je
le garderais trois ans, et te le rendrai alors, si seulement tu peux
le reconnaître. Sinon, il restera à mon service.
Que je ne reconnaisse pas mon Gros-Jean, sécria
la bonne femme, moi qui lui ai donné la vie, qui lai nourri
et qui ne la jamais quitté !
Elle le laissa sans trop de crainte et, après lui avoir fait
ses adieux, retourna au Cazal, soutenue, à présent, par
lespérance que son fils connaîtrait un jour le métier
qui fait devenir riche.
Quand les trois
ans furent passés, elle prit le chemin de la forêt. Dans
une clairière, elle vit le sorcier au milieu dun grand
nombre de vaches.
Tu viens chercher ton fils ? dit-il. Cest une de ces vaches.
Regardes-les. Tu sais mes conditions. Elles nont pas changées.
La pauvre femme fut perplexe. Elle fit le tour de la clairière,
regarda les vaches lune après lautre dans les yeux,
et enfin elle dit :
Celle-là est mon fils !
Tu as raison, dit le sorcier. Jai perdu. Emmène-la,
elle est à toi.
La bonne femme revient toute heureuse au village. Elle pensait :
Mon Gros-Jean connaît à présent la magie.
Au bout de six jours, il redeviendra un jeune homme. En attendant, jaurai
son lait. Je lui ai donné le mien quand il était petit
; maintenant, cest lui qui va me nourrir.
En effet, il resta vache pendant six jours, puis redevint Gros-Jean
comme devant, mais plus grand et plus beau.
Sa mère lembrassa, lui fit fête, puis elle lui dit
:
Tous ces jours-ci, mon fils, javais ton lait en abondance
et jétais presque riche. Quallons-nous devenir à
présent ?
Ne te mets pas en peine, petite mère, dit Gros-Jean. Attendons
loccasion.
Cette année-là,
décembre fut splendide. Le ciel était bleu, il faisait
doux et tout le monde était dehors. La fille du château,
la jolie Nathalie, qui venait juste davoir vingt ans, passa par
le Cazal ; elle aperçut notre Gros-Jean, et se dit :
Ce garçon est plus beau que tous mes prétendants
; cest dommage quil ne soit quun paysan
Gros-Jean, lui aussi, avait vu Nathalie et leurs regards sétaient
croisés ; mais jamais il naurait osé lui parler.
Pensez donc : la fille du château !
Cependant, il ne dormit pas de la nuit, il navait quelle
devant les yeux. Le lendemain matin, il dit à sa mère
: je serai absent quelques jours, attends-moi.
Et la mère pensa : Mon Gros-Jean va chercher aventure.
Il partit vers Chalabre. En chemin, il se changea en écureuil,
sauta de branche en branche et arriva dans le parc du château.
Au pied de larbre où il était, il entendit une voix
douce qui disait :
Je voudrais aimer un jeune homme qui soit bon et beau. Tous ceux
qui sont venus à moi me déplaisent. Je ne suis cependant
pas difficile, et je ne suis pas fière. Ce paysan que jai
vu hier au Cazal, me plairait : il est plus beau que les fils des seigneurs
Je voudrais aimer et être aimée
Alors lécureuil descendit de larbre et se posa devant
la jeune fille. Elle tendit la main pour le caresser. Lanimal
se laissa faire.
Que vous êtes joli, mon petit écureuil, disait-elle.
Beaux yeux étincelants, fourrure soyeuse, queue en panache ;
que vous êtes joli !
Folle de lui, elle lemporta au château et le garda constamment
auprès delle. Tout le jour elle jouait avec lui. Quand
il lui caressait avec sa queue les lèvres ou le cou, elle éclatait
de rire. Le soir, elle le prenait dans son lit et lui disait : "
Bonne nuit, mon petit ami, dormez bien, jusquà demain matin.
"
Ce beau manège
avait duré six jours.
Or la sixième nuit, qui était la nuit de Noël, Nathalie,
après avoir assisté à la messe de minuit, et convenablement
réveillonné, monta dans sa chambre et coucha, comme les
autres soirs, lécureuil auprès delle. Elle
vit ses paupières trembler. Elle pensa quil avait la fièvre,
et le serra contre son cur.
Or ce nétait pas de fièvre que lécureuil
tremblait. Cétait dinquiétude. Il savait quil
allait redevenir Gros-Jean cette nuit même, et il se demandait
sil était décent de rester en forme de jeune homme
dans le lit de cette jeune fille.
Bonne nuit, mon petit ami, dormez bien jusquà demain
matin. Lécureuil ferma les yeux et Nathalie sendormit
tout de suite parce quil était très tard.
Bientôt, elle sentit des lèvres qui baissaient les siennes.
Elle crut que cétait un rêve que le petit Jésus
lui envoyait, un joli rêve de Noël ; et le baiser continuait
très long, très doux. Elle nouvrit pas les yeux,
pour ne pas que le rêve senvole. Elle se sentait embrassée,
caressée, enlacée de plus en plus étroitement.
Je dors encore, disait-elle, quand je serais tout à fait
éveillée, hélas, tout cela sen ira
Elle finit bien par se réveiller, et elle vit quelle était
dans les bras dun vrai jeune homme, elle eut honte, et voulu se
lever et senfuire
mais elle se sentit plus faible que lautre
; et cet autre avait des yeux très beaux et des regards très
doux ; à la lueur de la veilleuse rouge, elle le reconnu : cétait
le grand jeune homme quelle avait admiré au Cazal
Ils restèrent un instant silencieux et inquiets, puis se demandèrent
lun et lautre pardon. De quoi ? ils ne savaient pas bien,
mais ils se pardonnèrent et causèrent gentiment jusquau
matin.
Et à peine
levée, Nathalie alla dire à son père :
Si vous vouliez me donner pour mari, ce jeune homme, jen
serai très heureuse.
Pour mari ? ma fille. Il est fort bien, sans doute, et dagréable
mine ; mais qui est-il ? doù vient-il ? Je ne le connais
pas !
Il nest encore que Gros-Jean du Cazal, mais il sera comte
si vous voulez, puisque de fils, vous navez point.
Les noces eurent lieu une semaine après, juste le premier jour
de lan. Gros-Jean alla chercher sa mère, linstalla
au château, et tout le monde fut heureux.
Et les paysans disaient entre eux, avec un air malin :
La mère de Gros-Jean est une fine mouche. Elle a trouvé
pour son fils, le métier qui fait devenir riche