La Pie
Conte de l'Aude
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Le
sire de Bruyères dont la statue est encore au château de
Chalabre était devenu amoureux de Catherinette, une petite dentellière.
Catherinette était aussi vertueuse que jolie, et le sire de Bruyères
lépousa.
Elle resta malgré sa bonne fortune aussi affable et avenante que devant, et le bon peuple de Chalabre, ajoutant un peu de respect à lancienne familiarité, lappela désormais : Madame Catherine. |
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Mais
voilà quaprès un an de mariage, elle se mit à
dormir tous les jours, du matin jusquau soir ; elle ne séveillait
que pour le souper. Son mari, au contraire, dormait à poings fermés
du soir jusquau matin. À peine son dessert achevé,
le sommeil lui fermait les yeux. Souvent même, sans prendre le temps
de se dévêtir, il se laissait tomber sur son lit, où
il trouvait de lendemain matin sa femme si profondément endormie
quil ne pouvait la réveiller.
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Inquiet
de ce double mystère, le sire de Bruyères alla consulter
lermite de Saint-Antoine, un vieux malin qui avait la réputation
de pénétrer tous les secrets et de voir linvisible.
Ermite, ermite, explique-moi Et lermite après avoir questionné comme un juge lui répondit : Seigneur, votre problème nest pas difficile à résoudre. Ermite, ermite, explique-moi Faites bien ce que je vais vous dire et vous verrez détranges choses. Ne buvez rien ce soir ; ou plutôt faites semblant de boire, et jetez par la fenêtre le vin de votre coupe, sans que votre Dame vous voie. Puis, comme tous les soirs, vous irez vous coucher. Vous naurez pas sommeil, mais vous ferez semblant de dormir. Et cest alors, Seigneur, que vous verrez la vérité. |
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Ce
qui fut dit, fut fait. Le soir au souper, Madame Catherine se versa comme
toujours de leau, mais elle servit du vin à son seigneur
et maître.
Regardez, Catherine, derrière vous, sur la pendule, le reflet du soleil ! Et tandis quelle se retournait pour les jeux du soleil sur la vieille pendule, le sire de Bruyères vidait sa coupe par la fenêtre et disait : Votre vin, Catherine, est exquis. Il est du Roussillon, Monseigneur ! Et ils allèrent se coucher. |
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Arrivé
près de son lit, le sire de Bruyère sy laissa tomber
et fit semblant de dormir aussi profondément que de coutume. Madame
Catherine ne se déshabilla pas non plus ; elle se coucha près
de son mari, et, appuyée sur son coude, elle le regarda. Quelques
instants après, certaine quil était parti pour un
sommeil dau moins dix heures, elle se leva et sortit de la chambre.
À pas de loup, son mari la suivit. Il descendit derrière elle, et, caché dans un recoin du mur, il la vit se diriger vers les écuries, prendre son cheval blanc, le seller au clair de lune, sauter dessus légèrement et suivre au pas la grande allée. Vite, il sella son cheval qui était noir, et, au pas, lui aussi, fit le même chemin. À la porte du parc, elle partit au trot, ne resta quun instant sur le Cours, prit à gauche la route de Puivert, allongea, fit un temps de galop, et senfonça dans la forêt. Le sire de Bruyères la suivait à distance. Sur larçon de sa selle se tenait une pie, les yeux grands ouverts, le bec au vent, battant parfois des ailes pour reprendre léquilibre, et murmurant de temps en temps : Koek, Koek ! Que veux-tu dire ? lui demanda tout bas le sire de Bruyères. Koek, Koek ! Veux-tu dire par là quil y a péril en laventure ? Koek, Koek ! Par Saint-Sauveur, nous verrons bien. Koek, Koek ! Et tu as voulu, fidèle amie, maccompagner ? Koek, Koek, Koek ! |
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Sur
le plateau, parmi les grands sapins, Madame Catherine mit pied à
terre. Elle attacha son cheval à un tronc darbre, et disparut
comme par enchantement.
Intrigué, le sire de Bruyères accourut, regarda de tous côtés, et finit par découvrit un trou entre deux roches à fleur de terre. Il sauta de son cheval, lattacha près de lautre et, accompagné de la fidèle pie, sengagea dans le trou. Cétait, comme il lavait pensé, lorifice dun palais souterrain. Ils marchèrent quelques temps dans un couloir obscur, puis se trouvèrent dans une salle éclairée et magnifique où un repas était servi. Il ny avait personne. Le seigneur et la pie allèrent plus avant. Ils traversèrent une deuxième salle aussi très éclairée ; et sur la porte de la troisième, que virent-ils ? Que virent-ils sur un lit bas de velours cramoisi ? Ils virent Madame Catherine dans les bras dun être immonde, un géant au visage bestial, boursouflé, coupé de cicatrices, aux cheveux crépus, au nez aplati, aux épaules énormes et qui semblait de bronze, aux bras velus. À la vue de son mari, la jeune femme se leva, poussa un cri, et retomba sans connaissance. Le géant terrible vint droit au sire de Bruyère et hurla : Fils de croquant, que viens-tu faire ici ? Le seigneur fit un bond en arrière, tira sa dague et répondit : Te tuer ou mourir. Soit ! dit le géant. Et de ses grosses mains velues, il faisait déjà le geste de saisir et de broyer, lorsque la pie, menaçante, lui voleta autour des yeux. Il voulut se protéger, mais le sire de Bruyères, rapide comme léclair, lui enfonça la dague dans le cur. Le géant seffondra. Le seigneur prit sa femme toujours évanouie, la porta dehors, la posa devant lui sur la selle et repartit vers son château. Le cheval blanc suivait, avec pour cavalier la pie, qui tantôt sur le cou et tantôt sur la croupe chantait joyeusement : " Koek, Koek, Koek ! " Oui, disait le sire de Bruyères, nous avons fait du bel ouvrage : nous avons à nous deux terrassé lennemi : mais je nai dans le cur, à la place damour que honte et dégoût. Et la pie répondait : Koek, Koek, Koek ! Ils arrivèrent à Chalabre avant laurore, et Madame Catherine, qui avait repris ses sens, demandait à son mari : Quest-il donc arrivé ? Mais, lui sans répondre, la fit monter dans la tour du donjon, et lenferma dans une cellule où elle navait pour voir le ciel quune meurtrière étroite. Elle y mourra de faim, se dit le sire de Bruyère. Elle ne mourut pas. Quelquun lui portait à manger. Savez-vous qui ? La pie, la bonne pie qui ramassait de ci de là, des bouts de pain, des fruits ou des morceaux de viande, et les portait sur le rebord de la meurtrière. Le seigneur avait vu ce manège. Il laissait faire. " Son martyre, ainsi durera plus longtemps ", pensait-il. Et chaque fois que Madame Catherine, enfermée dans sa tour voyait venir loiseau, elle lui demandait : Quest-il donc arrivé ? Mais la pie ne savait que répondre : Koek, Koek, Koek ! |
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On
sut bientôt dans Chalabre que le seigneur avait emprisonné
sa femme au plus haut du donjon et quelle navait à
manger que les débris apportés par la pie.
On était indigné, et on avait pitié ; mais on nosait rien dire. On avait demandé à Monsieur le Curé de faire une démarche au nom de toute la paroisse, mais Monsieur le Curé, non plus, navait pas le courage daffronter le sire de Bruyères. Un jour, la pie mourut, et on dit à Chalabre : " Madame Catherine na plus rien à manger ! " Et alors, la Supérieure du couvent, la Mère Saint-Ursule se dévoua. Toute la ville attendit avec anxiété. Les bonnes gens disaient : Elle a la langue bien pendue ! Elle na pas froid aux yeux. Si elle ne réussit pas, il ny aura plus rien à faire ! Si elle ne réussit pas, le diable lui-même y échouerait ! |
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Mère
Saint-Ursule vint trouver le sire de Bruyères et lui dit :
Monseigneur, il court dans le pays des bruits qui nous chagrinent. Voudriez-vous dire la vérité à une fille du bon Dieu ! Voulez-vous mon seigneur ? Je vous écoute. On dit que votre Dame est enfermée dans le donjon. Jusquà présent, elle avait à manger ce que la Providence lui portait par le bec dun oiseau. Cest vrai, dit le sire de Bruyères. Mais ma femme est à moi, et ma conduite ne regarde personne. Je couperai la langue à celui qui osera me critiquer. Personne ne vous critique, mon Seigneur, dit la Mère Saint-Ursule. On a seulement pitié de votre Dame. De plus, on se demande, maintenant que votre pie est morte, qui va porter à manger à Dame Catherine ? Ne vous en occupez pas, dit le sire de Bruyères. Quelle mange ou ne mange pas, sa punition, en comparaison de son crime, sera toujours trop douce. Quel crime ? ne put sempêcher de dire la Mère Saint-Ursule, en ouvrant de grands yeux effrayés. Alors, le sire de Bruyère qui, jamais ne sétait confié à personne, devant cette religieuse, naïve, courageuse et confiante, sentit tout à coup le besoin de parler. Et il conta, sans omettre un détail, à Mère Saint-Ursule, qui lécoutait en baissant les yeux, ce quil appelait " les ignominies de son ignoble femme " ; comment elle lui faisait prendre son breuvage, pour lendormir ; comment elle partait au milieu de la nuit dans la forêt au-dessus de Puivert, et comment dans une grotte éclairée par des lumières infernales, sur un lit couleur de sang, elle se livrait en riant à un horrible diable de lenfer. Oh ! mon Seigneur, interrompit la Mère Saint-Ursule, votre femme a commis, en effet, le crime le plus noir qui se puisse commettre. Mais fût-il plus odieux encore, Jésus, notre Seigneur à tous, ne nous a-t-il pas dit quà tout péché il faut miséricorde ? Et na-t-il pas lui-même pardonné à lépouse adultère ? Parbleu ! sécria le sire de Bruyère, Jésus était célibataire, et les célibataires sont indulgents pour ce péché ; ils lencourageraient plutôt. Il naurait pas aussi facilement pardonné sil avait été lui-même marié, et encore moins si lépouse adultère avait été sa femme. La Mère Saint-Ursule navait jamais ouï pareil langage : " Jésus célibataire Jésus marié... " Elle était choquée, elle restait muette. Et pendant le silence où la pauvre religieuse, étonnée davoir des pensées nouvelles, les repoussait pour retrouver sa vieille foi tranquille, la colère et le ressentiment du sire de Bruyère sétaient évanouis. Il samusait de lembarras de la Mère Saint-Ursule ; il voulut augmenter encore sa confusion et lui dit dun ton goguenard : Or ça, Madame, je ne fais rien pour rien. Si je vous accorde la grâce de la coupable, vous laisserez-vous embrasser par le vieux libertin que je suis ? Mère Saint-Ursule hésita un instant, puis, se souvenant de Marie lEgyptienne, elle regarda bien en face le sire de Bruyère, lui dit : " Embrassez-moi " et lui tendit la joue. Devant tant de candeur, le sire de Bruyère ne poussa pas plus loin la plaisanterie ; il est vrai que les joues de la Mère Saint-Ursule ne le tentaient pas trop ; il lui dit : Je vous tiens quitte de cette condition, si vous acceptez une autre : celle-ci est sérieuse, je vous préviens : cest une condition sine qua non, comme disent nos hommes de loi : à prendre ou à laisser. Que voulez-vous ? Je veux que ma femme quitte le pays tout de suite ; quelle sen aille si loin, que personne dici ne puisse plus la rencontrer. Et si vous vous y engagez pour elle, je vous donne les clés de sa prison. |
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Madame
Catherine avait tant pleuré, elle avait le visage si flétri
et si couvert de rides que Mère Saint-Ursule en eut la gorge serrée.
Elle resta silencieuse quelques instants, puis elle parla.
Il faut que je men aille ? demandait Madame Catherine. Oui, mon enfant. Il ne veut plus me voir ? Non, mon enfant. Et où irais-je ? Que ferai-je ? Qui prendra soin de moi ? Allez le plus loin possible ; je lai promis pour vous, ma fille ; et pour le reste, il faut sen remettre à la bonté de Dieu. |
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Les
deux femmes descendirent lescalier étroit, obscur, interminable
du donjon. Arrivées à la porte du parc, Mère Saint-Ursule
embrassa tendrement Madame Catherine et lui dit :
Allez, ma fille, ne péchez plus ; que le bon Dieu vous garde ! Adieu, ma bonne Mère, dit Madame Catherine en pleurant Elle prit le chemin de Limoux, par Saint-Benoît et la Bezole. Toutes les portes, sur sa route, lui furent ouvertes. Elle ne passa aucune nuit dehors, et la nourriture quon lui donnait, en comparaison de celle de la pie, lui semblait délicieuse. Elle traversa Limoux sans sy arrêter, et continua sa marche en suivant lAude, vers Carcasonne et vers la mer. Arrivée à Narbonne, elle jugea quelle était assez loin. Elle trouva une place de servante à lauberge des Trois Rois, près de la porte de Béziers. Elle saccommoda vite de sa nouvelle et régulière existence. On lestimait : elle était laborieuse et douce. Les enfants de la rue lappelaient " Maman Catherine " et laimaient. Elle en avait toujours cinq ou six autour delle, quand, son ouvrage fini, elle prenait le frai devant la porte de lauberge. Les moineaux et les pigeons venaient aussi sur ses genoux, picorer les mies de pain quelle gardait pour eux. Elle se souvenait bien du temps quelle était dentellière ; mais sa vie de châtelaine et de pauvre recluse, seffaçait de sa mémoire de plus en plus. Un dimanche, à la messe, le curé de Saint-Just lut en chaire la parabole de la femme adultère et termina par ces mots : " Allez, ma fille, et ne péchez plus ! " Il lui sembla que sétait à elle quun vague Jésus avait parlé avec cette douceur. Peu à peu, ce Jésus prit la forme et les vêtements dune religieuse, qui, sur la porte dune prison, lui aurait dit : " Allez, ma fille, que le bon Dieu vous garde ! " Elle en fut troublée toute la journée et la nuit qui suivit. Puis sa vie reprit son cours monotone, sans regret, sans souvenir, sans désir et presque sans pensée. Elle se trouvait comblée de grâces, et remerciait dans son cur le bon Dieu qui donne aux pauvres gens tant de joie et de tranquillité |